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« Le problème de l’astrologie » dans le contexte idéologique de l’affaire Cumont : les relations entre religion et sciences dans l’Antiquité et dans les universités d’État belges Danny Praet, UGent

L’article intitulé « Le problème de l’astrologie »1 mérite une analyse individuelle. Il ne s’agit pas d’un inédit à proprement parler, mais d’un texte qu’on a longtemps cru perdu et qui n’a pas été publié dans une revue scientifique, en tout cas pas dans sa version originale française. Il s’agit de la version originale de l’introduction au livre Astrologie et Religion, qui ne fut publié, du vivant de Cumont, qu’en suédois et en anglais. Cette introduction — ou plutôt, comme nous allons le voir, cette version alternative de l’introduction —, Cumont a choisi de la publier dans l’almanach des étudiants libéraux de l’université de Gand en 1911, durant le conflit qui l’opposa au ministre catholique et au terme duquel il se vit obligé de quitter son université, ses musées royaux et son pays. Dans notre analyse, nous espérons montrer que le choix de ce lieu et de cette date de publication, ainsi que quelques différences subtiles entre la version française publiée par et pour les étudiants libéraux et republiée ici, d’une part, et les versions suédoise et anglaise publiées dans les livres scientifiques, d’autre part, offrent un regard privilégié sur l’importance de l’astrologie comme combinaison de la religion et de la science dans la pensée évolutionniste de Cumont. Ces variations éclairent par ailleurs sa position idéologique ; en voulant donner plus d’autonomie scientifique aux universités d’État, Cumont fut pris au beau milieu de la lutte qui opposa catholiques et libéraux, cléricaux et anticléricaux, dans les sphères académique et politique belges de la fin du XIXe au début du XXe siècle. L’affaire Cumont a déjà fait l’objet d’un grand nombre d’études, réalisées ­surtout par notre collègue et coéditrice de la Bibliotheca Cumontiana, Corinne Bonnet2, et 1   Le texte fut publié dans l’Almanach des Étudiants Libéraux de l’Université de Gand, sous les auspices de la Société Générale des Étudiants Libéraux. 27e Année, 1911. Gand, Imprimerie A. Vandeweghe : « Le problème de l’astrologie », p. 191-196. 2   Voir Corinne Bonnet, La correspondance scientifique de Franz Cumont conservée à ­l’Academia Belgica de Rome (Études de philologie, d’archéologie et d’histoire anciennes de l’Institut

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la présente contribution ne peut que donner le contexte général pour comprendre les arrière-pensées de Cumont. Après des études de philologie classique à l’Université de Gand (1884-87), et puis aux universités de Bonn, Berlin, Vienne et Paris (1888-1892), il fut nommé chargé de cours à Gand en 1892, et promu professeur ordinaire en 1896. Le premier fascicule des Textes et Monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra parut en 1894 et Cumont acquit rapidement une renommée internationale. Mais dans l’enseignement à Gand, il était surtout chargé des exercices, des sciences auxiliaires et des institutions. Le cours plus général et plus prestigieux d’histoire romaine était dispensé par Adolphe De Ceuleneer (1849-1924), un collègue plus âgé qui avait des problèmes d’audition, et donc de discipline dans les classes, et qui s’intéressait de plus en plus à l’histoire de l’art. Quand, fin 1910, il demanda à en être déchargé, la Faculté, à l’unanimité, proposa Cumont pour ce cours et cette chaire. Il ne s’agissait donc pas d’une promotion de rang académique ou d’une nomination à vie, comme beaucoup le pensent, puisque Cumont était déjà ordinarius depuis 1896, mais bien de donner le cours d’histoire romaine au collègue le plus qualifié. Une telle nomination relevait de la compétence du ministre des Sciences et des Arts, qui pouvait nommer les universitaires à son gré, sans même devoir suivre les avis du recteur ou de l’administrateur-inspecteur de l’université ; a fortiori, il ne devait pas tenir compte de l’avis des facultés. Or le ministre, Édouard Descamps (1847-1933), était un catholique, le parti catholique ayant une majorité absolue en Belgique entre 1884 et le début de la Première Guerre mondiale. Il refusa dès lors de suivre l’avis unanime de la faculté et de donner la chaire à Cumont. Il nomma un antiquisant gantois moins compétent, mais catholique, Alphonse ­Roersch (1870-1951). Le 11 février 1910 Cumont donna sa démission, qui ne fut d’ailleurs acceptée que par le successeur de Descamps, le 5 Mai 1911, et l’affaire Cumont s’étendit pendant plus qu’une année comme une drôle de guerre entre le gouvernement catholique et Cumont, soutenu dans sa lutte symbolique pour la liberté académique, par des politiciens, par des collègues et, comme nous allons le voir, par des étudiants. Nous ne pouvons analyser ici tous les motifs de l’agissement

­ istorique belge de Rome), Bruxelles-Rome, 1997 ; « Franz Cumont et les risques du métier h d’historien des religions », Hieros. Bulletin annuel de la Société belgo-luxembourgeoise d’histoire des religions 5, 2000, p. 12-29 ;  Le « grand atelier de la science ». Franz Cumont et l’Altertumswissenschaft. Héritages et émancipations. I Des études universitaires à la fin de la I e Guerre mondiale, 1918-1923, 2 volumes (Études de philologie, d’archéologie et d’histoire anciennes de l’Institut historique belge de Rome XLI/1-2), Bruxelles-Rome, 2005 ; « Introduction historiographique », dans F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, 5e édition, Turin, 2006, XI-LXXIV (avec Fr. Van Haeperen), et prochainement dans Danny Praet, Corinne Bonnet et Jan De Maeyer (eds), Science, religion et politique à l’ époque de la crise moderniste, Rome, Institut historique belge de Rome, 2014, les contributions de Bonnet : « L’“affaire Cumont” entre science, politique et religion » et de Praet : « L’affaire Cumont. Idéologies et politique académique à l’Université de Gand au cours de la crise moderniste ».



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des cléricaux, mais qu’il suffise de dire que les anticléricaux ont lié ce refus aux publications de Cumont, qui étaient considérées par certains catholiques et libéraux comme dangereuses pour quiconque était convaincu de l’unicité historique du christianisme ancien. Dans une lettre adressée à son collègue et ami Henri Pirenne (d’août-septembre 1910), Cumont évoque la réaction de Charles Woeste (1837-1922), l’homme fort du parti catholique, à son livre Les Religions Orientales dans le paganisme romain (1906) : « il a consenti à reconnaître que je n’étais pas un imbécile mais il a ajouté immédiatement que j’étais d’autant plus dangereux. Au fond ces deux catholiques très orthodoxes ne font qu’appliquer les maximes de Pie X. On doit confier les cours d’histoire à des croyants qui n’oublieront jamais, même en faisant de la science, qu’ils sont serviteurs de l’Église. » Et Cumont conclut dans une lettre du 21 septembre 1910 : « Je suis un moderniste dangereux et ces messieurs entendent appliquer aux universités les règles du dernier motu proprio »3. La Chambre a même débattu de l’affaire Cumont et le représentant socialiste Émile Vandervelde y fit cette analyse4 : J’ajoute que M. Cumont a commis un autre crime, grave celui-là ! C’est un crime déjà ancien : c’est ce que l’honorable M. Woeste appellerait peut-être un péché contre le Saint-Esprit : il a écrit Les Mystères de Mithra. Et quand on a écrit Les Mystères de Mithra il paraît qu’on n’est plus digne d’être nommé professeur d’histoire romaine. On peut dire, à droite, qu’il n’y a pas de préoccupations politiques dans cette affaire, mais il y a des préoccupations religieuses et, dans tout ceci, vous avez sacrifié à vos préjugés religieux l’intérêt scientifique de l’université de Gand.

Les étudiants libéraux ont fait écho à cette analyse dans leur almanach de 1911 dans lequel ils ont publié tout un dossier sur l’affaire Cumont : « M. Cumont se permet d’écrire sur le paganisme et de rechercher historiquement l’origine des dogmes du christianisme. M. Roersch est un historien de l’[h]umanisme belge, fait donc de la politique historique et collabore régulièrement au Musée belge, et à la Revue générale, organe protégé par M. Woeste »5. La couverture de l’almanach des étudiants libéraux de 1911 montre même une caricature du pape Pie X (1903-1914), représenté dans un canot avec les clefs de Saint Pierre croisées sur la proue et quelques rouleaux flottants sur la mer, rouleaux sur lesquels on peut notamment lire ces   Citées par C. Bonnet, « Franz Cumont et les risques du métier » (cité supra, n. 2), p. 18–19 et 22. Voir aussi l’introduction par C. Bonnet et Van Haeperen dans Religions Orientales, (cité supra, n. 2), p. LI-LIII. 4   Cité par C. Bonnet, « Franz Cumont et les risques du métier » (cité supra, n. 2), p. 22 ; les Annales parlementaires belges 1909-1910, p. 831-841 ; les annales de la séance de la Chambre du vendredi 11 mars 1910 sont consultables en ligne sur http://www3.dekamer.be/digidocanha/ K0026/K00260958/K00260958.PDF. 5   Almanach des étudiants libéraux, (cité supra, n.1), p. 274, note 1. 3

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lettres : « …otu …prio », sans doute pour « motu proprio », et « …clique », probablement pour « encyclique ». Sous la caricature, on lit le texte suivant : « Hommage à l’infaillible gaffeur. Les étudiants libéraux reconnaissants ». Pie X avait promulgué le motu proprio Sacrorum antistitum le 1er septembre 1910, obligeant les prêtres à prêter le serment antimoderniste. Cela met l’almanach et les réactions contre l’affaire Cumont clairement dans l’atmosphère de la crise moderniste. C’est donc dans ce même volume et dans un contexte idéologiquement très chargé que Cumont a choisi de publier le texte intitulé « Le problème de l’astrologie ». Comme nous l’avons déjà indiqué, l’affaire Cumont fit scandale dans le monde politique belge, mais aussi dans la communauté académique internationale. Le savant belge démissionnaire se vit invité par de nombreuses institutions étrangères, mais déclina toute position académique. L’iranisant et historien des religions Nathan Söderblom (1866-1931), futur archevêque d’Uppsala (1914) et futur lauréat du prix Nobel de la Paix (1930), avait un poste aux universités d’Uppsala mais aussi de Leipzig (1912-1914), où il invita Cumont à accepter une chaire d’histoire des religions. Ce même Söderblom était secrétaire de la Fondation Olaus Petri à Uppsala, où il invita aussi Cumont pour une série de conférences sur l’astronomie et l’astrologie, les deux formant une seule science dans l’Antiquité gréco-romaine. Martin P.­ Nilsson (1874-1967), le grand historien de la religion grecque archaïque et classique, profita de cette occasion pour écouter Cumont à Lund. Dans la lettre de Söderblom, nous apprenons que le savant prélat luthérien s’intéressait fortement aux liens entre religion et sciences, à l’astrologie ancienne comme « une espèce de théologie scientifique ».  Söderblom a peut-être copié cette description de la lettre de Cumont (perdue) dans laquelle il donnait une description de ses conférences, mais nous prenons note des différences entre l’appréciation pour la pensée de Cumont de la part de ce prélat suédois et des catholiques anti-modernistes6. En pleine affaire, du 27 mars au 12 avril 1911, Cumont donna alors — en français — des conférences aux universités d’Uppsala et de Lund. L’hiver de cette même année, du 9 octobre 1911 jusqu’à la fin de l’année, il se rendit aux États-Unis et fit une sorte de « tournée » des grandes universités américaines, passant entre autres à Boston (The Lowell ­Institute), Hartford Connecticut (Theological Seminary), New York (Columbia), Baltimore (the Johns Hopkins University), Philadelphia (Penn State), Chicago, Michigan et Ohio. Ces conférences, organisées par le Committee for the American

6   Voir l’introduction par Isabelle Tassignon de la version française de ces conférences : Franz Cumont, Astrologie et Religion chez les Grecs et les Romains. Études de philologie, d’archéologie et d’histoire anciennes de l’Institut historique belge de Rome, 337, Bruxelles-Rome, 2000, p. 7-8 pour les lettres d’invitation dans les archives de l’Academia, surtout la lettre du 4 juin 1910 de Söderblom, cité sur p. 7, n. 2 : « Votre projet nous convient admirablement à un double titre, comme traitement de la dernière forme du paganisme romain et comme nous expliquant les commencements d’une espèce de théologie scientifique ».



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­ ectures on the History of Religions, furent publiées en 19127, en suédois et en anglais, L sous les titres Den astrala religionen i forntiden et Astrology and Religion among the Greeks and Romans 8. Cumont avait préparé le texte de ses conférences en français, mais il n’a jamais publié la version française9. La plupart des originaux ont été préservés dans les archives Cumont à l’Academia Belgica de Rome. En 2000, Isabelle Tassignon les a publiés dans la série de l’Institut historique belge de Rome, mais le texte français de l’introduction ne se trouvait plus parmi les papiers de Cumont10. Dans le cadre de nos recherches sur l’affaire Cumont dans les archives de l’université de Gand, nous avons constaté que Cumont avait choisi de publier cette introduction dans l’almanach des étudiants libéraux sous le titre « Le problème de l’astrologie ». Une note dans l’almanach indique que ce texte est un extrait « de l’introduction à une série de conférences encore inédites sur l’astrologie antique »11. Trois aspects sont intéressants pour notre analyse. Nous ignorons pourquoi Cumont n’a pas écrit un nouveau texte, spécifiquement pour l’almanach, mais en choisissant de soumettre un texte déjà prêt, il n’avait que l’embarras du choix : en 1911, le nombre de ses publications était déjà de 340, dont 20 publiées l’année en cours. Il faut donc se demander pourquoi il a publié ce texte-ci dans cet almanach-là. Qui plus est, Cumont a changé le titre. Naturellement, cet extrait d’une série de conférences ne pouvait porter le titre « Introduction », comme dans le livre. Mais il ne l’a pas simplement intitulé « l’astrologie ancienne », il a choisi de présenter cette pseudoscience religieuse comme 7   Il est pénible de voir que Cumont est présenté dans la version suédoise comme « Fil. Dr. Professor, Intendent vid de K. Muséerna i Bruxelles » et dans la version anglaise comme « Prof. Franz Cumont of Brussels », donc sans plus aucune référence à l’université de Gand. 8   Traduction suédoise faite par Axel Nelson, publiée à Stockholm : Hugo Gebers Förlag, 1912. La version suédoise est plus complète que l’anglaise : elle contient un chapitre « Den astrologiska världsuppfattningen » (p. 88-112), une conclusion synthétique (p. 195-214 : « Sammanfattning ») et des notes bien plus longues (p. 215-243). La version anglaise fut publiée dans la série American lectures on the history of religions, à New York : Putnam’s sons, 1912, avec une brève ‘preface’ (p. V), datée Janvier 1912, dans laquelle Cumont remercie ses hôtes américains et le traducteur, J.B. Baker of Oxford. Isabelle Tassignon ne semble pas avoir connu la version suédoise, mais elle indique dans son introduction que, parmi les manuscrits de l’Academia B ­ elgica, « se trouvaient les deux chapitres datée en janvier, non publiés dans l’édition américaine, l’un intitulé ‘La conception astrologique du monde’, l’autre ‘Conclusions’ ». Le premier chapitre est publié (sous un autre titre que celui sur les manuscrits et moins proche du suédois) comme « Le système astrologique du monde » (p. 77-92) et les ‘Conclusions’ p. 155-167. I. Tassignon ne dit rien de l’absence d’une version française de l’introduction dans les archives et n’indique pas qu’on devrait lire l’introduction en version anglaise ou suédoise. 9   Paul Guethner avait pourtant proposé une édition française, voir I. Tassignon, (cité supra, n. 6), p. 9-10. 10   En  suédois (cité supra, n. 8) : « Inledning », p. 1-9 ; en anglais (cité supra, n.8) : « Introduction », p. XI-XVI. 11   F. Cumont, « Le problème de l’astrologie » (cité supra, n. 1) ; p. 191, n. 1 : « Ces pages sont extraites de l’introduction à une série de conférences encore inédites sur l’astrologie antique ».

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« problème ». Le troisième point est probablement le plus important : en comparant les versions suédoises et anglaises avec le texte publié dans l’Almanach des étudiants libéraux, on note que ce dernier ne reprend pas la fin des versions précitées, ni la référence à la scolastique médiévale. Nous pensons que ces omissions sont significatives. Dans notre interprétation, ces trois aspects constituent un commentaire indirect sur la situation contemporaine à l’université de Gand et sur la lutte pour une science libre de toute influence religieuse. À première vue, le texte a un caractère très positiviste et très antireligieux. Cumont y utilise un vocabulaire haut en couleurs : il parle de superstition, d’hallucinations, d’aberrations, de chimère monstrueuse et de maladie mentale, auxquelles le progrès de la science a mis fin12. Parcourons quelques passages. L’astrologie est « une superstition savante, qui jusqu’aux temps modernes exerça sur l’Asie et l’Europe, une domination dont l’étendue fut telle qu’aucune religion n’en a ­jamais approché13. (…) cette erreur longtemps universelle, dont les répercussions sur les croyances et les idées des peuples les plus divers furent infinies, et qui, par cela même, sollicite nécessairement l’attention des historiens.  La puissance millénaire de l’astrologie s’effondra lorsqu’avec Copernic, Kepler et Galilée, les progrès de l’astronomie ruinèrent l’hypothèse erronée sur laquelle elle reposait entière… La plus monstrueuse de toutes les chimères créées par la superstition…14 un monstrueux assemblage de doctrines complexes, souvent contradictoires, qui déconcertent la raison et dont la fragilité audacieuse restera un perpétuel sujet d’étonnement. On serait confondu en voyant l’esprit humain se perdre si longtemps dans le dédale de ces aberrations, si l’on ne savait avec quels tâtonnements ont progressé lentement la médecine, la physique, la chimie avant de devenir des sciences expérimentales et quels longs efforts il leur a fallu pour se dégager de l’étreinte tenace des superstitions du passé »15.

12   On peut comparer avec ce qu’avait écrit Cumont en 1906, dans le chapitre sur « L’astrologie et la magie », dans Les Religions Orientales (cité supra, n. 2), p. 254-295 (le texte principal de la quatrième édition est identique à celui de la première) où il utilise un vocabulaire parfois comparable mais combiné avec des expressions plus poétique « Une immense chimère, mirage du désert syrien, vint transformer le culte comme la divination » (p. 255), et le contexte général est déjà négatif et moralisant mais nous semble quand même moins virulent que l’atmosphère de l’introduction à Astrologie et Religion (p. 254) : « Lorsque nous constatons l’autorité souveraine dont jouit l’astrologie sous l’Empire romain, nous avons peine à nous défendre d’un sentiment de surprise. Nous concevons difficilement qu’on ait pu la regarder comme le plus précieux de tous les arts et comme la reine des sciences. Nous nous représentons malaisément les conditions morales qui ont rendu possible un pareil phénomène, parce que notre état d’esprit est aujourd’hui très différent. Peu à peu s’est imposée la conviction qu'on ne peut connaître l’avenir tout au moins l’avenir de l’homme et de la société que par conjecture. Le progrès du savoir a appris à ignorer ». 13   Almanach, (cité supra, n. 1), p. 191 ; Astrology and Religion, (cité supra, n.8), p. XI. 14   Almanach, (cité supra, n. 1), p. 196 ; Astrology and Religion, (cité supra, n.8), p. XIII. 15   Almanach, (cité supra, n. 1), p. 196, ; Astrology and Religion, (cité supra, n.8), p. XIV.



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Cette dernière phrase montre que l’analyse de Cumont est assez subtile. Il croit au progrès et à la responsabilité de l’historien qui doit étudier les difficultés que la raison a rencontrées dans sa lutte contre l’irrationalisme : « suivre à travers ses régressions et ses déviations le progrès pénible de la raison dans la détermination de la vérité — ce qui est peut-être la mission la plus haute de l’histoire »16. On pourrait peut-être même lire là un aspect de l’image de soi de Cumont qui explique sa position dans son conflit avec le ministre. Mais Cumont était un intellectuel qui s’opposait à toute forme de dogmatisme. Il rejetait pour plusieurs raisons un positivisme trop étroit qui refusait carrément d’étudier des phénomènes historiques comme l’astrologie et même de faire des éditions scientifiques des textes les plus fondamentaux comme la Tetrabiblos de Ptolemée que Cumont et ses contemporains devaient lire dans une édition du XVIe siècle17. Cumont apprécia l’astrologie comme un fait historique important sans lequel l’idée que les savants modernes se sont faite de l’Antiquité serait incomplète et donc inexacte. En outre, la diffusion de l’astrologie, depuis la Chaldée vers l’Occident, vers le monde grec et romain, mais aussi en Orient vers l’Inde et la Chine, permet d’étudier les contacts culturels historiques. Toutefois, le point le plus important pour nous est l’étude par l’astrologie des relations entre rationalisme et irrationalisme. Cumont apparaît ici comme un évolutionniste modéré qui connaît et comprend trop bien le phénomène religieux pour identifier tout simplement religion avec irrationalisme. Nous l’avons vu, pour lui, l’idéal est que les sciences réussissent à « se dégager de l’étreinte tenace des superstitions du passé », et « le problème » dont parle le titre de sa contribution est précisément ceci : « Nous devons nous demander comment a jamais pu se former cette alliance qui paraît monstrueuse, des mathématiques et de la superstition »18. Mais Cumont fait une double analyse, comme historien des sciences et des religions, ce qui fait à nouveau émerger les nuances de sa pensée. Du point de vue de l’histoire des sciences, il adopte une approche comparable à celle du fondateur de l’histoire des sciences comme discipline académique indépendante : George Sarton.   Almanach, (cité supra, n. 1), p. 193, ; Astrology and Religion (cité supra, n.8), p. XII.   Le grand projet Catalogus Codicum Astrologorum Graecorum qu’il entama avec Franz Boll et

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bien d’autres voulait justement préparer de telles éditions. La référence à Ptolemée (XIV) : Johan Ludvig Heiberg (1854-1928) commença l’édition critique des œuvres de Ptolemée dans la Bibliotheca Teubneriana en 1898, mais l’édition de la Tetrabiblos, entamée par Franz Boll (18671924) et complétée vers le début de la Deuxième Guerre mondiale par Emilie Boer (1894-1980), n’est parue qu’en 1954. Voir aussi George Sarton sur le dernier volume du CCAG : « Review Catalogus Codicum Astrologorum Graecorum », Isis, Vol. 45, No. 4, Dec., 1954, p. 388-389 : « This undertaking was initiated in the nineties by the late Franz Cumont (1868-1947), one of the greatest scholars whom Belgium has given to the world. A brief but excellent account of his life and work may be found in the posthumous Lux perpetua (Paris, 1949). Not only did he devote a substantial part of his time and energy to the CCAG, but he bequeathed to the Belgian Academy a fund to insure publication of the remaining volumes and permit the completion of this magnum opus. The first volume appeared in 1898, the latest in 1953, more than half a century being spanned by them ». 18   Almanach, (cité supra, n. 1), p. 194, ; Astrology and Religion, (cité supra, n. 8), p. XIII.

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George Alfred Léon Sarton (Gand, 1884 - Cambridge, Mass., 1956) fit ses études à l’université de Gand : d’abord la philosophie (1902), puis la chimie et les mathématiques (1904) ; il rédigea une thèse de doctorat sur « Les principes de la mécanique newtonienne » (1911). Il suivit aussi les cours de grec de Joseph Bidez (18671945)19, et il chercha à combler le fossé entre les sciences humaines et les sciences naturelles et mathématiques. Il fonda, en 1912, à Gand (Wondelgem), mais sur ses propres fonds20, Isis, Revue consacrée à l’histoire de la science, et y associa Cumont en tant que membre du comité de patronage. Sarton donna corps à son idéal scientifique dans le premier numéro de cette revue, dans un article intitulé « L’histoire de la science » (1913), et dans bien d’autres textes, comme par exemple « Le nouvel humanisme » (1918)21. Comme Cumont, il était convaincu qu’on ne peut connaître une civilisation sans étudier ses accomplissements scientifiques, même si, comme on va le voir, il y avait quelques petites différences entre les vues des deux Gantois. Sarton parlait très consciemment de l’histoire de la science (au singulier) : il voulait surtout étudier les « vrais » accomplissements et parlait de faits scientifiques, découvertes, conquêtes, progrès. Dans son texte programmatique, il se réfère très clairement à « l’histoire de la science devenue classique, la science qui est enseignée dans les lycées et dans les cours encyclopédiques des facultés »22. Le but heuristique d’une telle histoire est de comprendre comment l’humanité, à travers toutes les périodes historiques et toutes les cultures, a atteint cette science classique, afin de se laisser inspirer par les vraies méthodes. Les erreurs n’entrent dans cette étude historique que pour des raisons négatives : « Pour donner à l’histoire toute sa portée heuristique, il ne faut pas se borner à retracer les progrès de l’esprit humain, mais il faut aussi rappeler les régressions fréquentes, les arrêts brusques et les accidents de toutes sortes qui ont interrompu sa marche en avant. L’histoire des erreurs est extrêmement utile, d’abord, parce qu’elle aide à mieux comprendre l’histoire des vérités et à mieux apprécier celles-ci ; ensuite, parce qu’elle nous permet d’éviter les mêmes erreurs dans l’avenir, et, enfin, parce que les erreurs de la science sont essentiellement relatives. Nos vérités d’aujourd’hui seront peut-être considérées demain sinon   Marc De Mey, « Sarton’s Earliest Ambitions at the University of Ghent », Isis, Vol. 75, No. 1, (March, 1984), Sarton, Science, and History, p. 39-45 ; surtout p. 42, note 9. 20   Arnold Thackray & Robert K. Merton, nous apprennent, dans l’entrée sur « G.Sarton », The Dictionary of Scientific Biography, Charles Coulston Gillispie (ed.), vol. 11, New York, 1981, p. 107-114, quels sacrifices exceptionels Sarton a voulu faire pour (l’histoire de) la science : il obtint l’argent pour la revue Isis « from the proceeds of the sale of his deceased father’s wine cellar ». 21   Sarton quitta la Belgique à cause de la première guerre mondiale : il alla à Londres en 1914, puis en 1915 à Washington, DC, où il travailla pour la Carnegie Institution for Science, et à Harvard University, où il fut « professor for the History of Science » jusqu’à 1951. Voir G. Sarton, Isis Vol. 1, No. 1 (1913), p. 3-46 pour le texte programmatique sur l’histoire de la science, et la revue Scientia XXIII, 1918, p. 161-175 pour « le nouvel humanisme ». 22   G. Sarton, « L’Histoire de la science », (cité supra, n.21), p. 12. 19



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comme des erreurs complètes, du moins comme des vérités très incomplètes »23. Sarton envisageait l’histoire de la science en interaction avec l’histoire des civilisations, donc de la technologie, des beaux-arts, de l’archéologie, de l’anthropologie et de l’ethnologie, sans oublier naturellement l’histoire des religions. En ce qui concerne cette dernière influence, il ne faut pas oublier ce qu’il avait formulé comme quatrième et dernier objectif de sa revue Isis et de son propre projet intellectuel : « Au point de vue philosophique : à refaire, sur des bases scientifiques et historiques plus profondes et plus solides, l’œuvre de Comte »24. La religion est donc chose du passé en tant qu’explication du monde. Il reconnaît par exemple que les Pères de l’Église latins et les Nestoriens ont conservé l’héritage scientifique de l’Antiquité pour les générations successives, mais qu’ils n’ont rien ajouté au progrès, et à son avis l’Église a surtout exercé une influence négative sur les progrès de la science. Sarton accepte l’éternité d’un sentiment religieux sans prétentions théoriques ou pratiques (pensons, dans le cas contraire, à l’astrologie ou à la magie, mais aussi au créationnisme et aux guérisons par la prière) et analyse le conflit entre science et religion surtout comme une lutte contre les prétentions cléricales. « La science et la religion n’ont jamais cessé de réagir l’une sur l’autre, même en notre temps et dans les pays où la science a atteint un haut degré de perfection et d’indépendance. Mais, bien entendu, ces interactions sont d’autant plus nombreuses et plus profondes que l’on considère des époques plus éloignées de nous, et une science plus jeune. Les peuples primitifs ne savent pas encore faire le départ des idées scientifiques et des idées religieuses, ou plus exactement, cette classification n’a pour eux aucun sens. Plus tard, quand la division du travail a créé des techniciens ou des savants distincts des prêtres, ou des prêtres plus spécialisés dans la science que d’autres, l’interprétation des livres saints et l’observation des rites, les besoins de l’agriculture et de la médecine, et l’on pourrait ajouter, tous les désirs, toutes les craintes, toutes les inquiétudes d’une existence précaire et mystérieuse ont fait naître et ont entretenu des rapports constants entre la science et la religion. (…) Ces interactions entre la science et la religion ont pris le plus souvent une forme agressive. Mais quand nous parlons de conflits entre la science et la religion, il s’agit, en fait, de conflits entre la science et la théologie, ou, si l’on veut, d’un conflit perpétuel entre les tendances scientifiques et les tendances cléricales. Il est vrai que le public distingue mal ce qui est sentiment religieux et croyance innée de ce qui est dogme, rite, formalisme et convention, et les théologiens, en affectant de considérer les attaques dont ils étaient l’objet comme des attaques contre la religion même, n’ont cessé d’aggraver cette équivoque, au lieu de la dissiper : il en est résulté que des âmes sincères et vraiment religieuses ont souvent traité la science en ennemie »25.   G. Sarton, « L’Histoire de la science », (cité supra, n. 21), p. 27.   G. Sarton, « L’Histoire de la science », (cité supra, n. 21), p. 45. 25   G. Sarton, « L’Histoire de la science » ,(cité supra, n. 21), p. 20-21. 23 24

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Cumont, pour sa part, critique dans son texte toute forme de dogmatisme, y compris un certain dogmatisme scientifique illustré par la figure de Jean-Antoine Letronne (1787-1848), qui étudia l’astrologie égyptienne et hellénistique, mais qui s’en excusa26. Il s’en différencie non pas par des expressions négatives telles que celles utilisées par Letronne, et par lui-même (cf. supra), pour décrire l’astrologie, mais en tournant le dos au refus d’étudier les erreurs comme des objets de la science historique. « Le XVIIIe et le XIXe siècle, dominés par la raison, condamnèrent cette hérésie au nom de l’orthodoxie scientifique. En 1824 Letronne s’excusait d’entretenir l’Académie des Inscriptions de ‘rêveries absurdes’ où il ne voyait ‘qu’une des faiblesses qui ont le plus déshonoré l’esprit humain’ — comme si les faiblesses des hommes n’étaient pas souvent plus instructives que leurs triomphes ». La position de Cumont était donc comparable à celle de Sarton en ce qui concerne l’évolution des liens entre religion et science(s), mais en ce qui concerne la valorisation des « erreurs », sa position était, tout compte fait, plus proche de celle de Lynn Thorndike (1882-1965), qui souligna l’importance des « erreurs » dans le développement des sciences dans son The Place of Magic in the Intellectual History of Europe (1905), et surtout dans les huit volumes de A History of Magic and Experimental Science (1923–58), dans lesquels il parlait aussi de l’astrologie et de l’alchimie de l’Antiquité à la Renaissance. Thorndike a toujours soutenu qu’il fallait étudier les sciences occultes et les sciences expérimentales ensemble27. Il s’agit de nuances puisque, comme nous l’avons vu, Sarton aussi voulait étudier les « faiblesses », mais il s’intéressait surtout aux « triomphes » de l’humanité ; on voit mal Sarton écrire des livres ou des­ chapitres entiers sur l’astrologie et la magie, comme l’a fait Cumont. Un détail, à notre avis significatif, est que le texte français, publié dans l’almanach libéral, ne contient pas de référence explicite à la scolastique médiévale. ­L’astrologie est pour Cumont une foi dans des divinités sidérales qui a été traduite en (pseudo-)science. Cumont explique le mécanisme psychologique (dissonance cognitive28) selon lequel les hommes cherchent des raisons pour justifier une foi qui est en réalité sans fondement rationnel : « L’ancienne croyance devint une science ;

  Voir ses Observations critiques et archéologiques sur l’objet des représentations zodiacales qui nous restent de l’antiquité, à l’occasion du zodiaque égyptien peint dans une caisse de momie, qui porte une ­inscription grecque du temps de Trajan. Paris, 1824. 27   Lynn Thorndike, The Place of Magic in the Intellectual History of Europe. (Diss.) New York, 1905 ; A History of Magic and Experimental Science. London : MacMillan, 1923–58. Cumont cite ce dernier volume à plusieurs reprises dans ses articles sur l’astrologie. 28   Théorie de Léon Festinger, A theory of cognitive dissonance. Stanford, Calif. : Stanford University Press, 1957 ; voir aussi l’étude de la dissonance cognitive et l’astrologie chez Cumont, surtout dans Lux Perpetua, de la part de Robin Lane Fox, « Astrology and Cognitive Dissonance » dans : C. Bonnet, Carlo Ossola & John Scheid (eds), Rome et ses religions. Culte, morale, spiritualité. En relisant Lux perpetua de Franz Cumont. Mythos. Rivista di Storia delle Religioni. Supplementband 1. Caltanissetta : Sciascia Editore, 2010, p. 83-96. 26



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dans ses postulats on voulut voir des principes que justifiaient des raisons physiques ou morales, et l’on prétendit qu’ils reposaient sur des données expérimentales ­accumulées par des siècles d’observations. Suivant un processus habituel, après avoir cru, on se créa des raisons de croire, et l’intelligence, opérant sur la foi, la réduisit en formules dont l’enchaînement logique dissimulait la fausseté radicale ». Dans le texte suédois et dans le texte anglais, après la traduction de « on se créa des raisons de croire », on lit la fameuse phrase de la préface du Proslogion de Saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109) : « Fides quaerens intellectum »29. Qu’on accepte la validité de l’argument ontologique sur l’existence de Dieu ou non, le Proslogion est un exemple fameux de la volonté de fonder la foi, non pas sur l’autorité d’une révélation ou d’une hiérarchie ecclésiastique, mais sur un dialogue rationnel fondé sur une définition, la logique et le consensus intellectuel. On devrait donc dire que la comparaison entre l’astrologie et la scolastique, ou même l’association des mécanismes psychologiques qui ont créé la complexité du système astrologique et celle de la scolastique médiévale30, ne sont guère favorables à la foi chrétienne dans son élaboration théologique. Il faut surtout penser au contexte de l’encyclique Aeterni Patris de 1879, par laquelle Léon XIII voulut promouvoir le Thomisme comme remède intellectuel contre la pensée moderne, et à la couverture de l’almanach des étudiants libéraux, dont on ne sait pas si Cumont l’avait vue avant la parution de son article. Il nous est impossible de savoir s’il a ajouté cette phrase aux manuscrits qu’il a soumis pour les traductions suédoise et anglaise, ou s’il a décidé de la supprimer dans le texte pour l’almanach des étudiants libéraux. L’ajout impliquerait une radicalisation de sa pensée, probablement à cause de l’affaire ; la suppression pourrait indiquer son souci de ne pas pousser le conflit entre libéraux et cléricaux à outrance. L’interprétation de cette petite différence subtile entre les versions doit rester hypothétique, mais elle nous a semblé fascinante. De toute façon, pour un lecteur « docte », l’allusion à Anselme était là, avec ou sans citation explicite. Du point de vue de la relation entre religions et sciences, Cumont était, en tant qu’évolutionniste, convaincu que les sciences devaient se débarrasser de toute influence religieuse à un stade plus avancé dans l’évolution culturelle, mais il appréciait l’apport positif du sentiment religieux dans les stades plus primitifs. Son texte dans l’almanach ne parle pas directement ou explicitement du christianisme, ni en général, ni spécifiquement de l’Église catholique, pas plus que des relations entre

29   Dans la version suédoise (cité supra, n. 8), p. 5 : « skapade man sig (…) grunder för sin tro (fides quaerens intellectum) », et la version anglaise, (cité supra, n. 8), p. XIII : « people invented reasons for believing — fides … ». 30   Le début de ce paragraphe dans le texte français, Almanach, (cité supra, n.1), p. 194, dit : « En réalité la formation de cette dogmatique suit une marche, non pas identique, mais parallèle à celle de certaines autres théologies. Son point de départ est la foi, la foi en des divinités sidérales … ».

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foi, religion et sciences au XIXe ou XXe siècles, mais, pour les étudiants libéraux et pour les catholiques, les derniers mots de la version française étaient sans doute clairs : « … quels longs efforts il leur a fallu pour se dégager de l’étreinte tenace des superstitions du passé ». Néanmoins, un dernier problème d’interprétation se pose car les versions suédoise et anglaise présentent une autre fin : un texte très court mais très riche dans lequel Cumont nous explique la dialectique presque hégélienne par laquelle il comprenait le progrès de l’humanité dans l’évolution des relations entre politique, religion et science. Dans ce texte-là, que nous citons en anglais31, l’astrologie et le christianisme ne sont que des étapes vers une compréhension scientifique de soi et du monde. In Greek anthropomorphism the Olympians were merely an idealised reflection of various human personalities. Roman formalism made the worship of the ­national gods an expression of patriotism, strictly regulated by pontifical and civil law. ­Babylon was the first to erect the edifice of a cosmic religion, based upon science, which brought human activity and human relations with the astral divinities into the general harmony of organised nature. This learned theology, by including in its speculations the entire world, was to eliminate the narrower forms of belief, and, by changing the character of ancient idolatry, it was to prepare in many respects the coming of Christianity.

Le monde antique a connu une évolution axée sur trois relations : la relation entre l’homme et le divin ; entre la politique et la religion, et entre les savoirs et la religion. Sur le plan politique Cumont, comme Hegel, voit une évolution du particularisme vers le cosmopolitisme : des cités grecques, grâce à la conquête du monde par les Romains, on passe à des religions universelles et même cosmiques. Les ­religions anciennes ont développé plusieurs points de vue sur les relations entre l’homme, les dieux et le monde. Dans cette dialectique, même les phantasmes astrologiques ont eu un effet positif en introduisant un lien universel entre les hommes et le monde : l’origine astrale des âmes immortelles établit une connexion entre les individus et le cosmos physique, et par là entre tous les hommes, idées que le stoïcisme et la religion astrale ont prêchées. En introduisant une relation soi-­ disant objective et (pseudo-) scientifique entre l’individu et les divinités astrales, l’astrologie établit un lien universel et objectif. Le légalisme de la religion romaine est un premier pas vers l’objectivité dans la religion ; les thèses pseudo-scientifiques de la religion astrale (les « lois » du fatalisme astral), dernière étape du paganisme ancien pour Cumont, représentent un autre pas vers une relation objective entre l’homme et le monde. Le christianisme, religion aux prétentions universelles, dans lequel le dieu unique, créateur du monde, est devenu homme, est l’apogée de l’évolution de l’anthropomorphisme religieux qui a commencé dans les cités grecques. Mais, du point de vue de l’évolution du lien objectif entre les hommes et le monde   F. Cumont, Astrology and Religion, (cité supra, n. 8), p. xv-xvi.

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physique, il représente dans la grande dialectique historique le moment subjectif plutôt qu’objectif, dans lequel ce lien est exprimé par la volonté divine et le choix religieux individuel de l’homme, ce qui est positif pour l’évolutionniste Cumont parce que, paradoxalement, cela permet aux sciences de se libérer du cléricalisme. On doit ainsi combiner ce que Cumont a écrit sur l’astrologie en 1911 avec ce qu’il avait avancé sur les liens entre politique, religion et (pseudo-)sciences dans la partie finale du chapitre sur le mithriacisme dans Les religions orientales32. La théologie érudite que les mystères enseignaient aurait évidemment témoigné un respect louable à la science. Seulement, comme ses dogmes reposaient sur une physique fausse, elle eût apparemment assuré la persistance d’une infinité d’erreurs : l’astronomie ne se serait pas éteinte, mais l’astrologie eût été indestructible et, comme elle l’exigeait, les cieux tourneraient encore autour de la terre. Le grand danger eût été, ce semble, la fondation par les Césars d’un absolutisme théocratique que les doctrines orientales sur la divinité des rois auraient servi à étayer ; l’alliance du trône et de l’autel eût été indissoluble et l’Europe n’eût jamais connu la lutte, somme toute vivifiante, entre l’Église et l’État.

De cette petite histoire contrefactuelle du paganisme tardif on ne peut pas conclure que le christianisme ait soutenu d’une manière active et positive le développement des sciences, cette histoire est beaucoup trop complexe33, mais dans la dialectique de l’histoire des idées de l’Antiquité tardive, Cumont voit les germes d’une science qui pourra se libérer de la théologie : les attaques patristiques contre l’astrologie étaient motivées, non pas par un amour pour la science vraie et libre, mais par une haine contre les liens entre cette pseudo-science et les cultes païens (dans l’interprétation de Cumont surtout « ses » Religions Orientales)34. Mais cette opposition entre théologie et « science » dans le christianisme patristique a donné

  F. Cumont, Les Religions Orientales, (cité supra, n.2), p. 251. Voir aussi D. Praet, « Oriental Religions and the Conversion of the Roman Empire : the views of Ernest Renan and of Franz Cumont on the transition from traditional Paganism to Christianity » dans : David Engels & Peter Van Nuffelen (eds), Competition and Religion in Antiquity. Collection Latomus n° 343, 2014, p. 285-307. 33   Sur ce thème inépuisable, voir p.ex. Georges Minois, L’église et la science. Histoire d’un malentendu. Vol. I De saint Augustin à Galilée. Paris, 1990 ; Peter Harrison (ed.), The Cambridge Companion to Science and Religion. Cambridge, 2010 ; ou des livres plus populaires qui continuent la controverse, comme Charles Freeman, The Closing of the Western Mind. The rise of faith and the fall of reason. London, 2002 et James Hannam, God’s Philosophers. How the Medieval World laid the foundations of Modern Science. London, 2009. 34   Cumont le dit clairement dans « L’Astrologie et la magie dans le paganisme romain », p. 28-29 = Religions Orientales, (cité supra, n. 2), p. 262 (italiques de DP) : « L’Astrologie, avant l’avènement du christianisme, qui la combattit surtout comme entachée d’idolâtrie, n’eut guère d’autres adversaires que ceux qui niaient la possibilité de toute science : les néo-académiciens, qui déclaraient que l’homme ne pouvait arriver à la certitude, et les sceptiques radicaux comme Sextus Empiricus ». 32

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au monde occidental une culture dans laquelle la science pouvait s’émanciper ­progressivement, et cela malgré l’Église médiévale et malgré des papes anti-modernistes. Pour Cumont le christianisme est une religion universelle et morale (avec la charité comme commandement principal) par et dans laquelle l’humanité s’est rendu compte que la vraie religion doit être un humanisme universel. Les relations difficiles entre le christianisme et le pouvoir politique jusqu’à Constantin et, dans le monde latin, même plus tard, la relation difficile entre le christianisme et les sciences (y compris les critiques chrétiennes contre l’astrologie souvent étudiées dans les articles de Cumont) sont des moments décisifs dans la grande dialectique de ­l’histoire intellectuelle, comme Cumont l’a comprise. Le rôle historique du christianisme n’est, comme dans tout système dialectique, ni uniquement négatif, ni ­uniquement positif, mais les écrits de Cumont sont trop subtils pour la plupart de ses contemporains et surtout pour des politiciens cléricaux. Avec Feuerbach, Cumont semble indiquer que l’humanité devrait mettre fin à cette dernière aliénation d’un dieu devenu homme : le dernier pas en avant pour l’humanité est la rupture totale entre politique, science et religion. Le sentiment religieux restera une réalité, mais les liens entre les hommes doivent être réglés par un système politique sécularisé, et les liens entre l’homme et le monde physique doivent être étudiés par une science libre de toute influence religieuse et politique. Cumont voulait donc étudier chaque étape de l’évolution de l’humanité (y compris l’astrologie et la théologie chrétienne) comme des étapes importantes, mais appartenant au passé. Il était dans ce sens un anticlérical, c’est-à-dire opposé aux prétentions cléricales de se mêler de politique et de science, mais il n’était pas antireligieux35. Il n’avait rien contre le sentiment religieux, contre une spiritualité qui respecte ses frontières, et son système dialectique de l’histoire le conduisit même à dire que la thèse du christianisme et l’antithèse des Lumières et du Positivisme mèneraient à une ultime synthèse méta-positiviste et méta-religieuse, comme on peut le lire dans cette lettre du 29 avril 1917 envoyée à son ami, le vitandus Alfred Loisy, dans laquelle il commente son nouveau livre, La religion. Cette lettre a été écrite pendant la première guerre mondiale, qui signifia pour tant d’intellectuels 35   Corinne Bonnet, « Franz Cumont et les risques du métier » (cité supra, n. 2), p. 29 : « Dans l’affaire de Gand, l’objectif de F. Cumont n’était en définitive ni politique ni polémique : il était purement et simplement scientifique puisqu’il s’agissait de défendre la liberté de pensée et d’expression de l’historien. Un fil direct relie, j’ai essayé de vous le montrer, la Préface des Religions orientales à l’affaire de Gand : tels étaient les risques du métier d’historien des religions en 1910. En quittant Gand et la Belgique, F. Cumont s’est en fait concédé le don le plus précieux pour un savant : une liberté intellectuelle sans entrave ». Voir aussi sur la récupération catholique de Cumont par Louis Canet dans sa préface posthume à Lux Perpetua C. Bonnet , « Lux Perpetua :un testament spirituel ? » dans C. Bonnet, Carlo Ossola & John Scheid (eds), Rome et ses religions. (cité supra, n. 27), p. 125-141.



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une rupture dans la foi en un progrès trop optimiste, mais nous croyons que ces idées étaient déjà présentes dans la pensée de Cumont avant la première grande tragédie du XXe siècle. Il est bien probable que nous allons vers quelque forme de religion de l’humanité, telle que vous l’esquissez en de fort belles pages, vous avez admirablement montré tout ce qu’elle devra à un passé, qu’elle peut rejeter partiellement mais non abolir. Les antinomies de la foi traditionnelle et de la libre pensée se résoudront ainsi en une synthèse plus haute. Hegel vous eût approuvé36.

Revenons toutefois à l’interprétation des deux parties finales du texte sur l’astrologie. La fin du texte français est plus combattive, antireligieuse, en tout cas pour qui en fait une lecture hâtive et incomplète. Une telle lecture de la fin des textes suédois et anglais pourrait faire de Cumont un bon chrétien qui croit à la praeparatio evangelica. Il nous semble peu probable que les étudiants libéraux aient changé le texte et supprimé la dernière page. Cumont a-t-il ajouté cette analyse dialectique à une version plus courte qu’il a soumise à l’almanach, ou a-t-il lui-même choisi de donner une version plus courte et plus combative aux étudiants libéraux ? De nouveau, il nous semble impossible de trancher, mais les différences entre les versions nous semblaient suffisamment intéressantes pour les soumettre à l’attention des lecteurs. Nous espérons en tout cas avoir montré que Cumont n’était pas un ennemi du sentiment religieux tout en voulant se battre pour la liberté de la recherche contre les prétentions cléricales.

  La correspondance entre Cumont et Loisy, préservée à la Bibliothèque Nationale de France, sera publiée dans la collection de l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres par Annelies Lannoy, Corinne Bonnet et Danny Praet ; la publication est prévue en 2015 ; cette lettre de Cumont à Loisy est le numéro 159 du dossier Cumont-Loisy, NAF 15651. 36