Caiozzo couleurs miniature

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Anna Caiozzo

Le temple de la Lune verte: de la couleur des planètes dans les miniatures de l’Orient médiéval A n n a C a i o z z o (Université de Paris 7 – Denis Diderot)

Il existait à Balä un temple dédié à la Lune, dont al-Barmak fut grand prêtre.1 Dans la lignée des religions d’Inde, qui associaient les couleurs verte ou blanche2 à la Lune, il était décoré de banderoles de soie verte.3 Il est intéressant de constater que l’islam, dans laquelle la Lune joue un grand rôle, notamment en rythmant le calendrier, a aussi choisi le vert comme couleur emblématique. La couleur verte est-elle celle de la Lune ou celle de Vénus, qui préside le vendredi dans la semaine planétaire, jour de la prière pour les Musulmans? En effet, définir et identifier la couleur des planètes est l’un des aspects les plus problématiques que l’historien ou l’historien de l’art peut rencontrer dans sa quête sur l’identité des astres qui patronnent le microcosme. Les planètes sont représentées dans bon nombre de manuscrits: manuscrits d’astrologie, cosmographies, anthologies ou présentations horoscopiques; toutefois, s’il existe des constantes dans la distribution des couleurs, on observe aussi des variations notoires sur lesquelles on peut s’interroger, d’autant plus que les attributs des planètes arabo-persanes,4 eux, ne changent pas. Ces variations sont-elles le produit du hasard ou de la fantaisie du peintre, sont-elles porteuses de significations? Existe-til une tradition associant de manière permanente une couleur à chaque planète? 1)

D. Shea, A. Troter, The Dabistan of Mohsan Fani, Or School of Manners (Paris, 1843), 524. 2) D. Pingree, «Representation of the Planets in Indian Astrology», IndoIranian Journal 8 (1966), 249–67 et 256. 3) A. Daniélou, Mythes et dieux l’Inde (Paris, 1992), 156–57. 4) Par exemple, Vénus musicienne jouant du ‘ud ou de la flûte nay’, Mars armé d’une épée, tenant la tête coupée d’un homme, Mercure en scribe, Jupiter lisant ou tenant un astrolabe, Saturne tenant des pioches, pelles, paniers. Der Islam Bd. 81, S. 270–302 © Walter de Gruyter 2004 ISSN 0021-1818

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Depuis les âges anciens, les couleurs véhiculent de nombreux concepts religieux, sociaux, politiques que l’héraldique, par exemple, reprendra à son compte en les érigeant en un langage propre à la caste dominante.5 Associées aux planètes, les couleurs participent directement à la cosmologie des sept cieux, qu’ils reposent les uns sur les autres à la fa¸con des Miraq ou au contraire, emboîtés à la mode ptoléméenne, comme chez alBiruni par exemple. Dans les doctrines astrologiques du Proche-Orient médiéval, depuis Abu Masˇar jusqu’à al-Biruni, mais aussi dans les doctrines néoplatoniciennes des shiites ismaëliens tels les Iäwan al-Safa#, ou dans celles des duodécimains, on retrouve l’idée fondamentale que les planètes conditionnent la destinée des humains et régentent leurs activités sur terre. Selon les théories des analogies hermétiques, chaque planète au service du divin, est porteuse d’une série de qualités et d’archétypes, dont la couleur, qu’elle distribue au monde terrestre par hiérophanie, et donc par le biais de ses anges. Les planètes règnent ainsi sur le microcosme et patronnent hommes, animaux, végétaux, minéraux et toutes leurs propriétés (lieux, activités, etc.), et bien entendu les couleurs. Dans les cultes astraux, les couleurs sont celles revêtues par les adeptes ou par les sorciers lors de la fabrication de talismans. Évoquer les couleurs ne manque pas de renvoyer à un épineux et délicat problème, celui de la phénoménologie et de l’épistémologie de la couleur sur lesquelles se sont penchés, sur les traces d’Aristote, tant de scientifiques et de penseurs du monde musulman.6 L’origine de la couleur, sa matérialisation en liaison avec la lumière, ne seront pas directement notre propos même s’il nous faut rapidement évoquer quelques hypothèses relatives à l’ontologie de la couleur des planètes émises par ceux qui étudièrent le ciel: mystiques, astrologues, et alchimistes. Il s’agit dans un premier temps d’identifier les couleurs associées aux planètes en partie par le biais de la miniature entre le XIIIe et le XVe siècle, de s’interroger sur d’éventuelles relations entre les couleurs des planètes et celles des cieux traversés par le Prophète, et enfin de les comparer avec celles que les astrologues arabo-persans leur destinent. 5)

Nous renvoyons pour les études sur les couleurs à l’ensemble des travaux de Michel Pastoureau, dont Figures et couleurs: études sur la sensibilité médiévale (Paris, 1986); Couleurs, images, symboles: études d’histoire et d’anthropologie (Paris, 1989); Le Bestiaire iconographique du diable: animaux, formes, pelages, couleurs (Nice, 1990), 185–93, ou Dictionnaire des couleurs de notre temps, symbolique et société (Paris, 1999). 6) A. Morabia, «Lawn», EI2, V, 698b–707a.

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Les couleurs des planètes: Le témoignage de la miniature Les couleurs des planètes dans quelques manuscrits à peintures Un certain nombre de métaux représentent les planètes dès la fin du XIIe siècle mais seuls les caractéristiques iconographiques et les attributs des planètes y sont visibles. Le premier manuscrit à peintures connu présentant des planètes est le Daqa#iq al-haqa#iq, de Nasir al-Din Muhammad ibn Ibrahim ibn Abdallah al-Rammal al-Muazzim al-Saati (Paris, B.n.F., Ms. Persan 174), dont une partie fut peinte à Aqsaray (Archelais), en 670/1272.7 Il s’agit d’un compendium de magie divinatoire complété à diverses époques et comprenant des extraits du Kitab al-ustutas d’Hermès. On y observe des représentations des signes du zodiaques, des anges des planètes et des anges combattants, des génies des mansions mais aussi une série de six planètes en conjonction avec la Lune.8 La planète Vénus apparaît au folio 108r° sous la forme d’une femme en robe rose. Mercure (f °108v°) dont la robe est de couleur bleue, porte un turban blanc. Saturne (f °109r°), vieillard à la peau foncée est à demi vêtu, le torse nu, le bas du corps enveloppé dans une sorte de pagne beige. Jupiter (f °109v°), assis jambes croisées et enturbanné, porte également une robe bleue. Mars (f °110r°) est un guerrier vêtu d’une longue robe rouge sous une courte côte de mailles et des jambières, il porte une sorte de heaume (casque et collerette). Son visage est rose et ses cheveux, barbe et moustaches sont roux. Le Soleil (f °110v°) porte une robe bleue. La deuxième représentation des planètes est celle appartenant au plus ancien manuscrit à peintures connu de l’ Ag˘ a#ib al-maäluqat wa-gara#ib almaw˘gudat d’al-Qazwini9 conservé à Munich (Bayerische Staatsbiblio-

7) F. Richard, Catalogues des manuscrits persans, anciens fonds (Paris, 1989), 191 et suiv.; E. Blochet, Les enluminures des manuscrits orientaux, turcs, arabes, persans de la Bibliothèque Nationale (Paris, 1926), 18–19, 70–72; et E. Blochet, Catalogue des manuscrits persans (Paris, 1912), 145–47; M. Barrucand, «The Miniatures of The Daqa#iq al-haqa#iq (Bibliothèque Nationale, Pers. 174); A Testimony of Medieval Anatolia», Islamic Art 4 (1990–91), 113–42. 8) Qui de ce fait n’est pas représentée. 9) Cette copie a donné lieu à la première étude sur l’iconographie des planètes dans l’art islamique réalisée par F. Saxl, «Beiträge zu einer Geschichte der Planetendarstellungen im Orient und Okzident», Der Islam 3 (1912), 151–77; H. C. Graf von Bothmer, Die Illustrationen des Münchner Qazwînî von 1280 (Codex Arab. 464), Ph. D., Munich 1971.

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thek, Codex Monac. arab 464), et peint à Wasit en 679/1280. Les planètes sont: la Lune (f °10r°) revêtue d’une tunique verte à larges plis; Mercure (f °13r°) pourvu d’un turban et d’un vêtement bleu ou vert; Vénus (f °14r°) enveloppée dans une large robe bleue et les épaules recouvertes d’une cape rose; le Soleil (f °14v°) portant un vêtement lumineux composé d’une chemise bleu nuit surmontée d’une tunique rose à manches courtes; Mars (f °16r°) vêtu d’une robe bleue sous une brassière rouge croisée sur la poitrine, une large ceinture lui enveloppant l’abdomen; Jupiter (f °16v°) dans une longue robe rouge aux revers bleus et une cape verte aux passementeries dorées; Saturne (f °17r°), à la peau grise, vêtu simplement d’un court pantalon jaune, d’un tricot bleu et d’un long bonnet rouge en poils ou en laine. Une troisième représentation datant de la fin du XIVe siècle est visible dans l’illustration du Kitab al-mawalid d’Abu Masˇar al-Baläi. Ces illustrations appartiennent à un compendium appelé Kitab al-bulhan sans colophon et sans date; de style nettement jalayride, il fut peut-être com˘ alayr (1382–1410) de posé entre 1334 et 1435 pour le sultan Ahmad G 10 Bagdad. L’intérêt de ces miniatures réside dans le fait que chaque planète apparaît plusieurs fois: une fois au côté du signe du zodiaque dans lequel elle est en domicile et en décan dans une des trois petites vignettes située en dessous du cadre principal (f °2v°–f °25r°), puis déguisée sous l’aspect des divers métiers associés aux planètes (f °25v°–f °26r°), puis dans deux des dignités, en exaltation et en dépression, puis dans le patronage des climats régis par les planètes, soit au total cinq occasions d’apparaître. La Lune apparaît quatre fois sous l’aspect d’un croissant doré ou comme une face cerclée d’un croissant, vêtue de rose, orange (2 fois) et vert; Mercure est principalement vêtu de vert; Vénus est vêtue des couleurs les plus diverses: orange, rouge, rose, jaune; Mars est un adepte des robes rouges; Jupiter des robes vertes et des manteaux jaunes; le Soleil a des robes de toutes les couleurs mais comme la Lune sa face est notable par la couronne de rayons dorés; Saturne enfin est remarquable par sa carnation foncée et les vêtements de couleurs vives (orange, rouge). Enfin les cosmographies en persan des XIVe et XVe siècles, président elles aussi des séries de planètes, et sur une quinzaine de manuscrits

10)

Le manuscrit porte diverses marques dont une de 1399 qui serait le colophon, voir D. S. Rice, «The Seasons and the Labours of the Months in Islamic Art», Ars Orientalis 1 (1954), 1–38; S. Carboni, Il kitab al-bulhan di Oxford (Turin, 1988).

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consultés,11 on peut noter que la couleur de la Lune est variable sans dominante véritable; le cas est au moins identique pour Vénus. En revanche le Soleil affectionne outre sa couronne de rayons dorés les couleurs verte et rouge et Mars conserve sa robe rouge ou orange, Mercure est le plus souvent en vert parfois en jaune (peu), et Jupiter également en vert parfois en bleu, de rares fois en jaune ou marron. Quant à Saturne, à demi vêtu, sa carnation foncée l’emporte et son pantalon est principalement rouge. Dans un premier temps, le témoignage de la miniature fait ressortir les attributions suivantes qui restent assez peu concluantes. Les couleurs les plus régulières sont celles de Mars en rouge ou en orangé et de Saturne de carnation foncée (peau noire ou grise) avec un pantalon rouge. Signalons le cas de Mercure et Jupiter, très voisins par les couleurs qui ne varient que sur les nuances: en vert, bleu essentiellement (parfois jaune ou marron). Le Soleil a une propension au bleu ou au vert associés de rouge. En revanche, les couleurs de la Lune (rouge associé au vert ou jaune) comme celles de Vénus (vert, bleu, jaune, rose, etc.) sont moins constantes. D’autres miniatures représentant allégoriquement les planètes sont celles des climats patronnés par les astres; elles peuvent peut-être apporter un éclairage supplémentaire.

Les couleurs des planètes dans la géographie astrologique Deux types de manuscrits montrent en effet les couleurs associées aux climats, c’est-à-dire à ces régions géographiques du monde gouvernées par les planètes et qui, par conséquent, portent les couleurs de ces dernières, principalement dans les vêtements ou dans la carnation de peau des habitants. Les miniatures les plus anciennes sont encore celles du Kitab al-bulhan d’Oxford. Chaque miniature est une sorte de tableau dans lequel chaque planète apparaît dans un petit médaillon surmontant un paysage représentant le pays et, plus généralement, la partie du monde dont elle assure la tutelle:

11)

Voir l’étude d’ensemble dans A. Caiozzo, Images du ciel d’Orient au Moyen-Âge (Une histoire du zodiaque et de son iconographie dans les manuscrits d’astronomie, d’astrologie et de littérature pseudo-scientifique du Proche-Orient médiéval, turcs, arabes et persans) (Paris, 2003), IIIe partie, Chapitre 3, Les cosmographies en persan, 274–315.

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– le premier climat, gouverné par Saturne, est attribué aux pays des Indiens et des Noirs; – le deuxième climat, celui de Jupiter, vêtu de bleu, concerne le pays des palmiers, un environnement islamisé, un maître et son élève vêtus de vert et bleu; – le troisième climat, celui de Mars, vêtu de rouge, indique le printemps et un jeune homme habillé à l’Occidentale (chapeau et bottes rouges); – le quatrième climat, celui du Soleil (face cerclée de rayons dorés), patronne le pays des archers (robes rouge et rose), activité noble, symbolisant le pouvoir chez les peuples nomades; – le cinquième climat, celui de Vénus, gouverne les espaces islamisés et fermés des plaisirs et des loisirs; les habitants sont vêtus de bleu ou de vert (?); – sous le sixième climat, Mercure (en bleu) règne sur les intellectuels et les scribes vêtus de vert; – le septième climat est celui de la Lune (face grise émergeant dans un croissant) qui rend mélancolique, d’où la pâleur des visages. Ces miniatures comme le précise D. S. Rice montrent non seulement les sept climats et les habitants qui y vivent (caractéristiques ethniques ou sociales) mais aussi les qualités et les sentiments inspirés par les planètes. Ce sont donc des sortes d’ «enfants des planètes» que l’on retrouve un peu plus loin dans le manuscrit sous forme de petites vignettes présentant les métiers régis par chacune des planètes.12 Une autre évocation de la géographie astrologique patronnée par les planètes est visible de fa¸con beaucoup plus allégorique dans l’un des cinq contes de la Äamsa du poète persan al-Nizami: le Haft Paykar ou Les sept princesses. Le Haft Paykar raconte l’histoire du roi Bahram Gur et des sept princesses. Chacune d’elles est originaire d’un des sept climats, et elle lui raconte une histoire dont la morale relève du caractère de la planète qui exerce sa tutelle sur le pays d’où elle vient. La plupart des copies enluminées de la Äamsa13 présentent chaque princesse dans un pavillon portant une couleur originale correspon12)

Rice, «Seasons», 1–38, 9–11; Carboni, Kitab, 38–41. Peu d’anciens manuscrits sont conservés, le plus ancien date de 718/1318 et celui du British Museum (Or. 13.297, Bagdad) de 788/90–1386/88; Y. Stchoukine, Les peintures des manuscrits de la Khamseh de Nizami (Paris, 1977), 85–86. P. J. Chelkowski, Mirror of the Invisible World: Tales from the Khamseh of Nizami (New York, 1975), 73–117; C. E. Wilson, The Haft Paykar: The Seven Beauties by Nizami of Ganja (Londres, 1924), I, 113–14. 13)

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dant à la planète tutélaire régissant le climat (ou pays) d’où elle vient.14 Le témoignage de la miniature est dans le cas du Haft Paykar assez concordant: la plupart des miniatures illustrant les pavillons montre une distribution identique des couleurs; deux manuscrits de la Äamsa conservés à Berlin15 (Ms. Diez, Her at, 1440–50, et Ms. Spengler, 1475) montrent les tableaux suivants: – la première visite se passe chez la princesse indienne séjournant dans le pavillon noir. Son histoire est emplie de tristesse, de regrets et d’affliction comme la planète qui l’inspire: Saturne; – le dimanche, jour du Soleil, Bahram Gur visite la princesse byzantine au sourire rayonnant et au cœur jaloux comme le jaune couleur de la jalousie, adepte du pavillon d’or; – le lundi, jour de la Lune qui donne vit et mort, il se déplace jusqu’au pavillon vert, celui de la princesse tartare ou turque; – le mardi, il est accueilli par la princesse russe du pavillon rouge. Il en serait, selon certains, le héros, puisque Mars est appelé «Bahram» en persan; – le mercredi, jour de deuil et de Mercure, est aussi celui du pavillon turquoise où séjourne la princesse égyptienne;16

14)

Nizami, Les sept portraits, trad. I. de Gastine, (Paris, 2000); C. Vesel, «Réminiscences de la magie astrale dans les Haft Paykar de Nezami», Studia Iranica 24 (1995), 1–18. 15) La princesse au pavillon noir dans le Haft Paykar de Nizami, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Diez A, Herat, 1440–1450, f °201r°; La princesse au pavillon rouge dans le Haft Paykar de Nizami, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Diez A, Herat, 1440–1450, f °215r°; La princesse au pavillon bleu-vert dans le Haft Paykar de Nizami, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Diez A, Äamsa, Herat, 1440–1450, f °219r°; Bahram Gur et la princesse au pavillon noir, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Spengler, 1475, f °243v°; Bahram Gur et la princesse au pavillon rouge, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Spengler, 1475, f °250v°; Bahram Gur et la princesse au pavillon blanc, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Spengler, 1475, f °270r°; Bahram Gur et les sept princesses dans le Haft Paykar de Nizami, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. Spengler, 1475, f °228v°. 16) Mercure est rarement vêtu de bleu, mais les scribes par excellence, les Iäwan al-Safa#, ne sont-ils pas presque exclusivement vêtus de bleu dans le manuscrit enluminé des Rasa#il de la Süleymaniye? Istanbul, Süleymaniye, Ms. Esad Efendi 3638, Irak, Bagdad, 686/1287, f °3r° et f °4r°.

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– le jeudi, jour de Jupiter, la princesse chinoise le re¸coit dans le pavillon «couleur santal» ou jaune-marron comme l’habit de Bahram Gur aux nuances marron; – le vendredi, jour de prière, de l’islam et de son astre tutélaire, Vénus, se passe en compagnie de la princesse persane, en blanc.17 Dans le folio de la fondation Gulbenkian (Sˇiraz, 1410, f °125r°),18 Bahram Gur arrive dans une cour circulaire d’où il aper¸coit l’ensemble des pavillons abritant les sept princesses. La couleur de la robe de chacune des princesses, celle de son drapeau et celle du dôme sont identiques, et l’on peut noter que la Lune a un drapeau grisâtre et non vert. La géographie astrologique est une discipline fort ancienne pratiquée par les Grecs19 de l’époque hellénistique qui semblent en hériter du monde proche-oriental par Teucros au Ier siècle ap. J.-C., et que l’on retrouve dans la distribution du Tetrabiblos de Ptolémée.20 Cette géographie est également connue des Zoroastriens qui en font état dans leur livre sacré, le Bundahisˇn sous le nom de kesˇvars. Dans cette continuité, Abu Masˇar, al-Masudi21 et al-Nizami placent les sept grandes régions du monde sous la tutelle des astres. Il existe cependant quelques divergences chez certains auteurs qui se sont livrés à cette partition de la terre, comme le montre schématiquement le tableau en annexe. Ainsi, Saturne, auquel le noir est dévolu, parraine les pays des hommes noirs; Mars, «qui fait les roux», représente la guerre et l’Occident;22 Vénus veille sur les pays du monde musulman puisqu’elle patronne le ven17)

Sur la signification des couleurs dans le Haft Paykar, voir G. Krotkoff, «Colour and Number in the Haft Paykar», in: R. M. Savory, éd., Logos Islamikos (Toronto, 1984) 95–118. 18) Les pavillons des princesses aux couleurs des planètes dans le Haft Paykar de Nizami, Anthologie d’Iskandar, Bahram Gur introduit dans les corridors des sept images, Lisbonne, Fondation Gulbenkian, Sˇiraz, 1410, f °125r° (24,2 × 15 cm). Illustration dans B. Gray, La peinture persane (Genève, 1979), 75. 19) L’une des plus anciennes serait celle transmise par Teucros de Babylone, et que l’on trouverait déjà chez Hipparque au deuxième siècle av. J.-C.; voir F. Cumont, «La plus ancienne géographie astrologique», Klio 9 (1909), 263–73; et voir E. Honigmann, Die Sieben Klimata. Eine Untersuchung zur Geschichte der Geographie und Astrologie im Altertum und Mittelalter (Heidelberg, 1929). 20) C. Ptolémée, Tetrabiblos, trad. N. Bourdin (Paris, 1986). 21) Masudi, Muru˘ g al-üahab wa-maadin al-˘gawhar, Les Prairies d’Or, trad. Barbier du Meynard, Pavet de Courteille, revue et corrigée par C. Pellat (Paris, 1962–79), I, 189. 22) Firmicus Maternus, Mathesis, trad. P. Monat (Paris, 1992), I, 55.

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dredi, jour de la prière, et donc le drapeau blanc de l’ihram; la Lune, qui rythme le calendrier musulman, représente l’Est et les pays turcs néoconvertis, et la couleur verte de l’islam. Le Soleil et Mercure sont plus complexes à identifier dans leurs rapports aux pays. La géographie astrologique associe les planètes aux pays en fonction des couleurs qu’elles patronnent et non l’inverse, ce qui n’apporte que peu de renseignements sur l’origine de l’attribution des couleurs qu’il faudra rechercher ailleurs. Toutefois la distribution des couleurs est assez explicite: blanc pour Vénus, marron pour Jupiter, vert-bleu pour Mercure, rouge pour mars, doré pour le Soleil, vert pour la Lune et noir pour Saturne. Avons-nous enfin déterminé les couleurs dévolues aux planètes?

Quelques éléments d’explication relatifs à une phénoménologie des couleurs L’origine de la couleur attribuée à chaque planète résulte-t-elle d’une tradition établie relative aux couleurs des planètes observées par les astronomes, ou d’autres facteurs moins explicites?

Astronomie, astrologie, sphères et couleurs des planètes dans les périodes anciennes L’attribution de couleurs aux planètes s’est faite à une date incertaine et bien avant que les grands dieux du panthéon gréco-romain n’exercent une tutelle sur les cieux.23 Ces derniers, douze à l’origine, furent réduits à

23) Les divinités du panthéon babylonien furent assimilées par les Pythagoriciens aux divinités du panthéon grec au VIe ou Ve siècle av. J.-C. (Bel, Mardu, Nabu, Isˇtar, Sin et Sˇamasˇ, Nergal), mais l’identification des astres dédiés aux dieux du panthéon à ces mêmes dieux (ou comment l’astre devint divinité) eut lieu selon toute probabilité à une époque plus récente, sans doute sous la République romaine; voir F. Cumont, Astrology and Religion among the Greeks and Romans (New York, 1912), 34; G. Seznec, La survivance des dieux antiques: Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et l’art de la Renaissance (Paris, 1993), 50–52. Il existait à Babylone une semaine religieuse de sept jours dès le XXIIIe siècle av. J.-C., mais le calendrier demeura lunaire pour la vie civile et administrative. Ces sept jours semblent non pas liés à sept astres mais à sept autres divinités, les vents; voir H. J. Lewy, «The Week and the Oldest West Asiatic Calendar», Hebrew Union College Annual 17 (1942–43), 1–152 et 16–28.

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sept à l’époque hellénistique pour simplifier la tâche des astrologues qui les identifièrent aux sept astres errants, désormais divinisés, et leur associèrent deux signes du zodiaque domiciles diurne et nocturne (un seul pour les luminaires).24 D’un point de vue naturaliste on peut se référer à la vision que les astronomes ont eu des planètes qu’ils observent: les rayons brûlants du Soleil, éblouissants de clarté et semblables à des dards de feu (ce qui peut expliquer les couleurs jaune et rouge); la Lune d’argent, par son reflet pâle renvoyé par le Soleil, est aussi un corps sombre sans lumière; Mars la planète aux reflets rouges et Vénus la brillante, étoile du soir et étoile du matin; Saturne lointaine lente et sombre; quant à Mercure, changeant par nature, et à Jupiter, certes brillant, leurs couleurs sont plus énigmatiques.25 On évoque souvent la couleur des planètes en se référant aux temples mésopotamiens, les ziggourats à sept degrés26 correspondant chacun à une couleur et à un dieu planétaire de la fa¸con suivante. Degré

Planète

Couleur

VII : sommet

Lune

argent

VI

Mercure

bleu

V

Vénus

jaune

IV

Soleil

or

III

Mars

rouge

II

Jupiter

orange

I : base

Saturne

noir

Cette distribution est révélée par une tablette d’époque séleucide datée de 229 av. J.-C.,27 et donc à une date relativement récente. De même, Ninive et Borsippa reconstruits par Antiochos I Sôter (281–261), auraient abrité des observatoires aux couleurs des planètes:28

24) Manilius, Les Astrologiques ou la science sacrée du ciel, trad. A. G. Pingré (Paris 1970), 137. 25) A. Bouché-Leclercq, L’astrologie grecque (Paris, 1899), 312. 26) J. Marquès-Rivière, Amulettes, talismans et pentacles (Paris, 1972), 97. Les pyramides babyloniennes, ou ziggurats, possédaient sept degrés voués aux cultes des sept dieux planétaires. Chaque degré aurait symbolisé un métal et une couleur correspondant à ceux de la planète. 27) Bouché-Leclercq, Astrologie, 41. 28) Ibid., 313–14.

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Anna Caiozzo Planète

Couleur

Lune

argent

Mercure

bleu

Vénus

blanc

Soleil

or

Mars

pourpre

Jupiter

rouge clair

Saturne

noir

Certes, Hérodote dans ses Histoires29 évoque également le cas des sept enceintes concentriques colorées de la ville mède d’Ectabane, reflet des cieux: 1er créneaux: blancs 2e créneaux: noirs 3e créneaux: pourpres 4e créneaux: bleus 5e créneaux: rouges foncés 6e créneaux: argentés 7e créneaux: dorés Identifier les enceintes avec les planètes relève de la gageure; l’ordre est-il platonicien à cette époque? A quels niveaux Lune et Soleil sont-ils représentés, etc.? Il est vrai que la plupart des couleurs des cieux babyloniens sont, à l’exception de celle de Vénus, celles que l’on a pu observer chez al-Nizami quatorze siècles plus tard. Mais comme l’a démontré A. Panaino 30 dans un article magistral, on ne peut remonter avant la période hellénistique concernant l’attribution de couleurs aux sept cieux, compte tenu des conceptions cosmologiques des peuples du Proche-Orient ancien et de la structure ternaire de leurs cieux. Le triomphe des heptades et des sept cieux est tardif, et sans doute datable de l’époque hellénistique (Ve siècle 29)

Hérodote, Histoires, Livre I (Paris, 1970), 127. Voir tous les arguments sur la controverse concernant les couleurs, la réfutation concernant leur attribution à des époques archaïques et préhéllénistiques dans A. Panaino, «Uranographia Iranica; The Three Heavens in the Zoroastrian Tradition and the Mesopotamian Background», Res Orientales, VII; Au carrefour des religions, Mélanges offerts à Philippe Gignoux (Bures-sur-Yvette, 1995), 205–26; et voir aussi W. G. Lambert, «The Cosmology of Sumer and Babylon», in C. Blacker, M. Loewe, éds., Ancient Cosmologies (Londres, 1975), 43–65. 30)

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Le temple de la Lune verte

av. J.-C.), lorsque les Perses puis les mages chaldéens de Mésopotamie apportèrent l’astrologie au monde grec.31 Il est douteux que les Babyloniens anciens soient à l’origine de l’attribution des couleurs aux planètes. Chez les auteurs d’ouvrages astrologiques de la période hellénistique on peut en effet trouver quelques allusions parfois indirectes aux couleurs des planètes; celles indiquées par Vettius Valens d’Antioche,32 un syrien contemporain de Ptolémée d’Alexandrie, sont intéressantes et recoupent, pour quelques-unes d’entre elles, d’autres sources astrologiques d’époque hellénistique. 33 Auteurs

Proclus33 (412-485 ap. J.-C.)

Vettius Valens/ IIe siècle ap. J.-C. Anthologies

Mathesis



argent

vert/cristal

blanc

bleu

diverses

étain puis mercure

non précisée/ métal : cuivre

non précisée

vert

jaune

cuivre (rose)

blanc/pierres précieuses

non précisée

Dorothée de Sidon/ Ier ap. J.-C.

Ptolémée/ Ie ap. J.-C., couleurs des éclipses

Titres

Pentabiblos

Tetrabiblos

Lune

vert

Mercure

Vénus

Firmicus Maternus/IVe siècle ap. J.-C. Carnation des individus

Mars

rouge

rouge

fer

pourpre/fer

roux

Soleil

vert et rouge

or

or

lie de vin/or

non précisée

Jupiter

blanc

blanc

jaunâtre électron puis étain

gris et blanchâtre/étain

non précisée

Saturne

rien

gris

plomb

castor/plomb noir

Toutefois les couleurs de la Lune et de Vénus hésitent entre blanc et vert; Jupiter est blanc. Les couleurs semblent encore aléatoires ou pas encore fixées.

31)

Cumont, Astrology, 40. Vettius Valens d’Antioche, Anthologies, Livre I, trad. J.-F. Barra (New York–Leyde, 1989), 27–32. 33) Bouché-Leclerq, Astrologie, 315. 32)

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282

Anna Caiozzo

La cosmologie islamique des cieux et les sphères planétaires. Attribuer une couleur à chacune des planètes à la seule lecture des diverses relations du Mira˘g Nameh est impossible. Dans l’un des plus anciens récits, celui d’al-Kisa#i, on obtient une distribution originale et assez peu conventionnelle.34 Chez al-®aalibi (1035),35 le 1er ciel est de fumée et d’eau, couleur de fer poli; le 2e de couleur cuivre et les anges de toutes les couleurs; le 3e est comme de l’alun; le 4e couleur argent; le 5e couleur or; le 6e en gemmes rouges et le 7e de perles blanches. Dans le Livre de l’Échelle de Mahomet, traduction d’un texte arabe d’époque alphonsine, et cependant considéré comme l’un des plus fidèle à la tradition, le prophète traverse les sept cieux36 et on peut penser que l’ordre ptoléméen est respecté puisqu’il commence par le 1er ciel de la Lune qui est en fer, puis le 2e en bronze; le 3e en argent; le 4e en or; le 5e en perle blanche; le 6e en émeraude; le 7e en rubis. Dans le récit du Mira˘g Nameh de la B.n.F. de Paris (Ms. Supplément turc 190, Herat, XVe siècle), les couleurs sont plus explicites:37 le 1er ciel d’émail est de couleur turquoise; le 2e de perles blanches; le 3e de hyacinthe rouge; le 4e en argent; le 5e en or; le 6e de perles; le 7e de lumière. Notons que les couleurs des sept cieux ne se recoupent pas toujours: la Lune est blanchâtre comme le fer poli ou verte; Mercure variable, Vénus argent, blanche ou rouge, le Soleil brille d’or ou d’argent, Jupiter de perles ou vert, Saturne rouge ou lumineux. Cet examen à lui seul n’est pas probant; des incohérences subsistent comme les couleurs du ciel de Saturne, le plus frappant. Il faut donc poursuivre l’enquête. Ainsi les descriptifs des sept cieux se contentent de nous fournir des indications sur les couleurs des cieux d’après des critères reposant semble-t-il, sur leur importance hiérarchique, symbolisée par l’attribution de couleurs associées souvent à des pierres (émeraude, rubis, hyacinthe rouge, or, argent, etc.). 34)

T. Fahd, «La naissance du Monde selon l’Islam», Sources Orientales: la naissance du Monde (Paris, 1959), 251. 35) D’après al-®aalibi, Qisas al-anbiya#, dans Le Livre de l’Echelle de Mahomet: Liber scale Machometi, trad. G. Besson, M. Brossard-Dandré (Paris, 1991), 363–66. 36) Livre de l’Echelle, 125, 129, 133, 135, 137, 141, 145. 37) Miradj Nameh, d’après le manuscrit ouyghour de la Bibliothèque Nationale, trad. A. Pavet de Courteille (Paris, 1882), 4, 6, 7, 8, 9.

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Le temple de la Lune verte ordre

Lune

Mercure

Vénus

Soleil

Mars

Jupiter

Saturne

1er

2em

3em

4em

5em

6em

ciel

7em ciel

ciel

ciel

ciel

ciel

ciel

al-Kisa#i , IXe siècle

émeraude verte

rubis rouge

rubis jaune

argent blanc

or rouge perle blanche

lumière étincelant e

Iöwan al-Safa# , Xe siècle

blanc

multicolore

bleu

rouge jaune

rouge

blanc, vert et perles

noir

al-Masudi, Muruˇg Xe siècle

émeraude

argent

rubis

perle blanche

or, rouge

topaze

lumière

al-®aalibi XIe siècle

couleur de fer poli

couleur airain, cuivre anges de toutes les couleurs

vitriol blanc ou vert alun

argent

or

gemmes rouges

perle blanche

fer Livre de l#échelle XIIIe siècle

bronze

argent

or

en perle blanche

le sixième en émeraude

le septième en rubis

Miraˇg Nameh B.n.F., Sup. turc 190, XVe siècle

coleur turquoise

perles blanches

hyacinthe rouge

argent

en or

de perles lumière

Synthèse

vert ou blanc

multicolore

jaune, bleu, vert, rouge

or ou argent

or ou rouge

blanc ou vert

lumineux

De l’ontologie de la couleur à celle des cieux mystiques Certes dans la lignée d’Aristote (De Anima, De Sensu) un certain nombre de philosophes comme al-Farabi, Ibn al-Hay©am (Xe siècle), Ibn Bag˘ g˘ a au XIIe (533/1139)38 se sont penchés sur l’essence et l’origine physique de la couleur. A partir du noir et du blanc, couleurs primaires, la lumière reflète et véhicule la couleur dans toutes ses nuances.39 38)

H. Corbin, Temple et contemplation; Essai sur l’islam iranien (Paris, 1980), 8–9. 39) Aristote, De l’âme, trad. A. Jannone (Paris, 1989), Livre II/7, 50.

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Anna Caiozzo

Dans les Météorologiques, Aristote décrit les trois couleurs de l’arc-enciel (rouge, vert, violet) et la manifestation de couleurs au travers de prismes formés par les fumées, les reflets, etc.40 Une rapide évocation des doctrines cosmologiques peut peut-être nous éclairer sur l’importance de la gamme vert-bleu, rouge, noir, jauneorangé décelée dans les miniatures. En effet, dans toutes les religions et dans toutes les sociétés indo-européennes la couleur désigne une fonction sociale déterminée: ainsi dans les grandes légendes cosmologiques les différents âges du monde, la structure de l’univers et des cieux possèdent une couleur, émanation de la divinité suprême. Le problème de la couleur est un thème de réflexion chez les mystiques iraniens qui se sont penchés sur leur phénoménologie, leur manifestation comme épiphanie du divin. Bon nombre de ces traités sont liés aux doctrines eschatologiques véhiculées par les shiites ismaëliens ou duodécimains qui associent couleur des cieux, prophètes, manifestation de l’esprit et prédétermination du corps astral des imams. Les penseurs mystiques distinguent l’existence des couleurs de leur manifestation, ou hiérophanie, qui nécessite la présence de lumière. Ils définissent comme couleurs primordiales le blanc, le jaune, le rouge et le noir.41 Quatre couleurs essentielles sont évoquées dans l’Avesta: le blanc, l’or, le rouge et enfin le bleu correspondant respectivement aux castes des prêtres, des guerriers et des nobles, et la dernière aux paysans.42 Ce sont ces couleurs que l’on retrouve en partie dans le Mahabharata: blanc, rouge, noir et jaune, couleurs attribuées aux castes indiennes.43 Le nombre quatre symbolise dans la cosmologie shiite les Quatre Intelligences chérubiniques et les quatre piliers du Trône de Dieu dont chacun symbolise un archange, une propriété, une couleur et une ou deux planètes particulières:44 – le pilier droit supérieur indique Séraphiel, le blanc, et le G˘ abarut ou monde de l’Intelligence, la Lune et Vénus; – le pilier droit inférieur est celui de Michaël, d’al-Ruh, Monde de l’Esprit, de la couleur jaune et du Soleil; 40)

Aristote, Les Météorologiques, trad. P. Louis (Paris, 1982), Livre III, 17–19. Ibid., 12–27. 42) H. S. Nyberg, «Questions de cosmologie et de cosmogonie mazdéennes», Journal asiatique (1931), 193–244, 215–16. 43) G. Widengren, «Les quatre âges du monde», Apocalypse iranienne et dualisme qumranien (Paris, 1995), 27. 44) Corbin, Temple, 36. 41)

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Le temple de la Lune verte

285

– le pilier supérieur gauche concerne Azraël, le Malakut, Monde de l’Âme, le vert et Jupiter et Mercure; – enfin, le pilier inférieur gauche est celui de Gabriel, du Monde de la Nature, de la couleur rouge et de Mars et Saturne. Cette distribution renvoie bien sûr à une herméneutique de la couleur fondée sur l’existence d’archétypes symbolisés par chacun des piliers du trône pourvoyeurs de toutes les lumières et de toutes les couleurs manifestées. Ces quatre piliers, sont certes les sources primordiales de toutes les couleurs de l’Univers, mais ce sont les sphères célestes qui, par leur mouvement, projettent les lumières vers les mondes inférieurs de fa¸con régulière et continue. Ce sont elles également qui permettent aux quatre éléments de concourir à la formation des métaux dans les entrailles de la Terre en fonction des influx astraux, des éléments et des couleurs sollicités.45 Ainsi les couleurs révélées sont proches des couleurs théoriques et les variations des nuances s’expliquent par la proximité ou la distance de l’archétype considéré.46 Si l’on examine attentivement leur distribution émanant des piliers, en adjoignant à la planète principale son habituelle parèdre (historique, astrologique), on obtient une des clefs permettant de comprendre la distribution des couleurs dans les miniatures: identiques pour Jupiter et Mercure et pour les deux planètes maléfiques Mars et Saturne, blanc pour la Lune et Vénus, c’est-à-dire sans couleur précise, le blanc n’étant pas une couleur, jaune donc or pour le Soleil. Cette théorie est renforcée par l’étude faite au XIXe siècle par un théologien shiite, Sˇayä Muhammad Karim Äan al-Kirmani, dans son traité des couleurs, «Le Livre du Hyacinthe Rouge» (Risalat al-yaqutat al45) Voir infra; en fait l’alchimie apparaît comme une sorte d’épiphanie des influx astraux mêlés aux quatre éléments sur terre; H. Corbin, L’alchimie comme art hiératique (Paris, 1986), 48–49. «Ainsi de par le renfort que poursuit la conjonction des lumières, leur amoncellement, leur succession ininterrompue produite par la révolution des sphères, sont engendrés la totalité des individus du monde végé˘ altal et animal», Äutba al-bayan, prône attribué à Ali par l’alchimiste Abdallah G daki au XIVe siècle, ibid., 48. De même chez Ibn Arabi, le nombre quatre renvoie aux quatre points cardinaux, aux quatre éléments qui sont la manifestation des quatre puissances archangéliques, et correspond aussi aux quatre stations muhammediennes: la station ici bas, la station louangée au jour de la résurrection, la station de la présence contemplative, la station de la vision de l’adoré dans Ibn Arabi, L’Arbre du Monde, trad. M. Gloton (Paris, 1982), 91–92. 46) H. Corbin, «Réalisme et symbolisme des couleurs en cosmologie shiite», Eranos-Jahrbuch (1972–74), 109–76, 126–27.

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Anna Caiozzo

hamra#), qui développe une théorie sur l’épiphanie de la couleur proche de celle de l’andalou Ibn Bag˘ g˘ a, selon laquelle les formes d’essence divine ne peuvent s’imprimer ici bas, notre perception passant alors par une manifestation de l’objet.47 Ainsi en redistribuant comme le fait Ibn Arabi, les couleurs en fonction des divers niveaux hiérarchisés du ta#wil, (monde de l’apparence littérale engendré par les archétypes et représenté par les sphères planétaires),48 nous retrouvons alors, non les couleurs intrinsèques des planètes (celles des piliers) mais celles observées dans la majorité de leurs représentations: 1) couleur du Monde de l’Intelligence: blanc (Lune) 2) couleur du Monde de l’Esprit: jaune (Soleil) 3) couleur du Monde de l’Âme: vert (Mercure) 4) couleur de la Nature: rouge (Mars) 5) couleur de la Matière: cendrée (Vénus) 6) couleur de l’Image: vert foncé (Jupiter) 7) couleur des Corps matériels: noir (Saturne)49 Ces cieux mystiques intérieurs et invisibles ne sont pas ignorés des astronomes et astrologues musulmans qui savent que chacune des figures astrologiques représentées est porteuse de modèles d’essence divine.50 Les thèmes ésotériques et mystiques ne sont pas absents de l’art islamique, en particulier dans l’art du bronze, sous forme déguisée de vœux, de maximes et de lettres de l’alphabet51. Le zodiaque et les planètes n’auront jamais ailleurs, ni autrement, un destin d’une telle portée dans l’imagerie mentale des peuples: dans la même lignée que l’astrolâtrie des Harraniens et le néoplatonisme des gnostiques et des hermétiques, en les dépassant même, les cieux de l’islam shiite ont redonné à l’astrologie une légitimité inespérée, ce qui explique peut-être, pourquoi la plupart des représentations astrologiques sont l’œuvre des ateliers persans.

47)

Ibid., 10–22. Selon Corbin, Temple, 49; le ta#wil est «La nature en acte d’être». 49) Corbin, Réalisme, 34. 50) H. Corbin, «Notion du shiisme des douze Imams», En Islam iranien (Paris, 1971), I, 39–81. 51) A. S. Mélikian-Chirvani, «Les thèmes ésotériques dans l’art du bronze iranien», in S. H. Nasr, éd., Mélanges offerts à H. Corbin (Téhéran, 1977), 367–406. 48)

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Le temple de la Lune verte

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La Terre, reflet du Ciel Les analogies hermétiques Les quatre éléments et le système des correspondances entre le Ciel et la Terre Il existait dans l’empire byzantin une symbolique des couleurs associées aux planètes, que l’on retrouve dans bon nombre de manuscrits astrologiques byzantins ayant trait essentiellement aux courses hippiques, et à la couleur portée par les équipes concurrentes.52 Trois manuscrits grecs évoquent ce thème: le Vaticanus Graecus 056 (XVe siècle), le Codex Ambrosianus 886 (fin XIIIe siècle), le Codex Parisinus Graecus 2423 (f °17v°, XIIe siècle). Respectivement, la Lune est représentée par les Verts; Mercure par les Bleus; Vénus, les Bleus et les Blancs; Mars, les Verts et les Rouges (dans le dernier manuscrit); le Soleil, les Verts et les Rouges (dans les deux derniers); Jupiter, les Bleus et les Verts; Saturne représentant la défaite n’a pas de couleur attribuée. L’association des couleurs aux planètes reposait depuis le Haut Empire (Suétone) sur l’identification de l’espace des courses à la cosmographie: l’hippodrome clos par douze portes (symbolisant le zodiaque) était le cœur ou le Monde; l’arène, la Terre; l’Euripe, le Ciel; l’obélisque, le faîte du Ciel et la course, celle du Soleil.53 En fait le Codex Vaticanus serait un extrait d’Héphaestion de Thèbes (IVe siècle sous Théodose) et l’on retrouve ici les idées de Dorothée de Sidon sur les couleurs des planètes. Le Codex Parisinus présente une association des planètes aux saisons: la Lune et le vert, représentent le printemps et la terre; Vénus, également le vert, associé aux fleurs; Mars le rouge, représente l’été, la chaleur et le feu; Mercure, Saturne ou Neptune sont les symboles de l’automne, de l’eau, de la mer; Jupiter en blanc annonce l’hiver et l’air. Ptolémée consacra le règne des quatre éléments: feu, terre, air et eau dont deux d’entre eux sont associés et attribués à chacun des signes du zodiaque et des sept planètes.54 Selon al-Sˇahrastani, les Harraniens appellent les sphères, «les pères» et les éléments, «les mères»:

52)

P. Wuilleumier, «Cirque et astrologie», Mélanges d’Archéologie et d’Histoire (1927), 184–209. 53) Ibid., 190–202. 54) C. Ptolémée, Tetrabiblos, 39.

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Anna Caiozzo Les pères sont vivants et doués de raison. Ils font parvenir aux éléments leurs influences, que les éléments re¸coivent en leur sein, et de cela viennent «les enfants». A partir de ces enfants se produit parfois un individu corporel composé de ce qu’ils ont de plus pur. (…) Par lui, dieu prend alors forme physique dans le monde.55

Au IXe siècle, le Livre des Trésors de Job d’Édesse est un véritable hymne aux quatre éléments, qu’il institue comme essence même de la création et en dépit de son anti-platonisme virulent, il est probable que son influence ne fut pas négligeable sur les doctrines hermétiques régionales.56 Il détermine ainsi deux couleurs de base, le blanc et le noir et six subdivisions dont blanc, rouge, noir, jaune safran, jaune citron ou or et vert, chacune dépendant de la proportion de chaleur ou d’humidite.57 Nous affirmons que la Terre est généralement chaude et sèche mais elle contient partiellement des éléments dominants. Ainsi quand on compare les endroits les uns par rapport aux autres, certains sont plus secs, les autres sont moins froids et les autres plus chauds, et en tenant compte de ces prédominances qui se trouvent partiellement dans la terre et qui émanent en grandes ou en petites proportions des forces antagonistes des éléments, que les différentes couleurs sont formées.58

En effet à l’origine des couleurs et de leur matérialisation sous forme de choses créées on trouve les quatre éléments. Dans les milieux alchimistes et hermétiques musulmans, il existe un courant appelé Ilm al-mizan ou «Science de la Balance» qui s’applique à rendre intelligible à l’homme toute réalité matérielle ou spirituelle par le biais des nombres. Certains sont considérés comme parfaits: le nombre quatre en particulier qui est le produit de la combinaison des quatre éléments: le chaud, le froid, le sec et l’humide. ˘ abir ibn Hayyan, les corps ne différent que par la combinaison Selon G de ces qualités principales.59 D’ailleurs ce sont les quatre éléments combinés à la rotation de la terre qui sont à la source de la création de tous les êtres:

Al-Sˇahrastani, Le Livre des religions et des sectes, Kitab al-milal wa al-nihal, trad. D. Gimaret, G. Monnot (Louvain, 1986), I, 168. 56) Job d’Edesse, Book of Treasures, trad. A. Mingana (Cambridge, 1935), 235 et suiv. et 255–56. 57) Ibid., 130–32. 58) Ibid., 180. 59) P. Kraus, Jabir Ibn Hayyan; Contribution à l’histoire des idées scientifiques dans l’Islam, II: Jabir et la science grecque (Le Caire, 1941), 187. 55)

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Le temple de la Lune verte

289

Dieu le très haut, ayant créé la sphère, créa à l’intérieur d’elle les quatre éléments, à savoir le Feu, l’Eau, l’Air, et la Terre … Alors la sphère fit une révolution, les Natures étant encore très faibles il n’en fut produit que dans les minéraux dans les mines. Ensuite la révolution devint plus forte et plus continue, de sorte que les plantes et les végétaux furent produits. Enfin, la révolution de la sphère fut assez complète pour que les animaux fussent produits.60

D’un point de vue astrologique, les Iäwan al-Safa# recoupent Abu Masˇar. Ils traitent des quatre éléments dans l’épître réservée à la physique alors qu’ils rejoignent largement les principes alchimiques. Ils les nomment «matrices universelles» à la base de toute création mais eux-mêmes postérieurs à l’existence des sphères. Ces quatre éléments sont antagonistes et ils ont chacun deux tempéraments et sont le reflet des: (…) sphères [qui] tournent entraînant le zodiaque et les astres, au-dessus des quatre éléments, sur lesquels se succèdent jour et nuit, été et hiver, chaud et froid: les éléments se mélangent, leurs parties subtiles se mêlent à leurs parties épaisses, le lourd au léger, le chaud au froid, l’humide au sec. Aussi à partir de ces quatre éléments se forment …61

Les quatre éléments sont fréquemment représentés dans la zaïrdja, sorte de table divinatoire inventée par un soufi maghrébin, où figure le zodiaque, une série de lettres à valeur numérique et les quatre éléments.62 Les quatre éléments principes de base de la création en astrologie, en hermétisme et en mystique possèdent chacun leur ange personnel qui sont peut-être ceux que nous observons aux écoin¸cons des horoscopes. Les quatre anges ou quatre éléments étaient placés généralement aux angles des talismans hébraïques.63

60)

T. Fahd, «Le monde du sorcier en Islam», Sources Orientales (Paris, 1966),

162. 61) Y. Marquet, La philosophie des Ikhwan al-Safa# (Milan, 1999), 159–60. alMasudi, dans Le Livre de l’avertissement, trad. B. Carra de Vaux (Paris–Londres, 1896), 12–13, donne une vision un peu similaire des quatre éléments dont ils sont l’émanation: «La sphère tourne d’un mouvement circulaire qui lui est naturel et qui est perpétuel, et tandis qu’elle tourne, entraînant les étoiles fixées sur elle, les qualités essentielles se produisent et les quatre éléments, le feu, l’eau, l’air et la terre se répandent». 62) S. Matton, La magie arabe traditionnelle (Paris, 1977), 66. 63) Ibid., 50.

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Anna Caiozzo

Dans le Madäal, Abu Masˇar64 nous propose un système de correspondances astrologiques liant les éléments, les planètes, les humeurs et les couleurs. Élements saisons humeur couleur planètes propriété saveur

Terre hiver bile noire noir Saturne sec(et froid) acide

Air été sang rouge Jupiter humide(et chaud) doux

Eau automne pituite blanc Lune / Vénus froid(et humide) sale

Feu printemps bile jaune Feu Soleil /Mars chaud (et sec) amer

Les éléments sont en effet associés aux humeurs dans le domaine médical, (banat al-aälat): le feu est associé à la bile jaune, sèche et chaude, l’air au sang chaud et humide, l’eau au flegme, froid et humide, la terre à la bile noire, froide et sèche.65 Tous les organismes vivants ou non seraient créés à partir de ces humeurs. Ainsi, comme le souligne T. Fahd dans son article précis et documenté sur la genèse des couleurs d’après L’agriculture nabatéenne, ce sont les mélanges de ces éléments dans un corps qui produisent les couleurs.66 En effet, les cieux des mystiques et leurs couleurs ne sont pas sans rappeler que l’une des matérialisations de la couleur s’accomplit dans les métaux par lesquels les couleurs des planètes sont souvent désignées. La création des métaux se fait ainsi sous l’égide des planètes, par l’intermédiaire des quatre qualités combinées au centre de la terre.67 Cette conception fort ancienne était connue des Babyloniens et fonde en partie les traditions alchimiques relatives aux métaux et diffusées dans l’Orient islamique.68 64)

Abu Masˇar, Madäal, Paris, B.n.F., Ms. Arabe 5902, f °45v°. Al-Masudi, Prairies, II, 509–10, copie al-Tabari et propose une répartition un peu différente associant d’autres éléments. La Terre est ainsi divisée en quatre parties auxquelles correspondent les combinaisons de quatre propriétés constituant l’essence même du monde: planetes couleurs regions qualites fluides/natures saisons saveurs

Lune Vénus Rouge quart est chaud/humide air/sang printemps doux

jupiter Blanc quart quest froid/humide eau, pituite hiver salé

Mars Soleil Jaune quart sud chaud/sec feu, bile été amer

Saturne Noir quart nord sec/froid terre, atrabile automne âcre

65)

M. Ullmann, La médecine islamique, trad. F. Hareau (Paris, 1995), 68. T. Fahd, «Genèse et causes des couleurs d’après l’Agriculture nabatéenne», in R. Gramlich, éd. Islamwissenschaftliche Abhandlungen (Wiesbaden, 1974), 78–95 et 83. 67) Kraus, Jabir, II, 2. 68) M. Eliade, Forgerons et alchimistes (Paris, 1977), 60–64. 66)

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Le temple de la Lune verte

291

Ainsi, les qualités des planètes apparaissent matérialisées dans les métaux purs produits de l’alchimie naturelle, lesquels métaux sont porteurs des couleurs de base des planètes. Deux auteurs que l’on ne peut suspecter de sympathie vis-à-vis des astres nous expliquent l’importance des métaux dans les cultes astrologiques ou astrolâtres. Dans le Contre Celse, Origène69 signale cette association en décrivant les niveaux de l’initiation mithriaque: Plomb (noir): Saturne Étain (brillant): Vénus Bronze (brun brillant): Jupiter Fer (gris): Mercure Alliage monétaire (rougeâtre): Mars Argent: Lune Or: Soleil De même Moïse Maïmonide70 dans Le Guide des Égarés décrit les pratiques des astrolâtres de Harran71 en précisant: «Ils élevèrent des statues aux planètes, des statues d’or au Soleil et des statues d’argent à la Lune et ils distribuèrent les métaux et les climats aux planètes disant que telle planète est le dieu de tel climat …»

La couleur des métaux n’est-elle pas alors sur terre celle qu’on attribue au patronage des planètes? On s’interroge en examinant cette fois quelques textes d’astrologie et autres ouvrages de magie talismanique à l’instar de la Gayat al-hakim.

Les cultes aux planètes Ce sont les doctrines astrologiques qui explicitent le mieux cette conception du monde fondée sur les liens analogiques entre macrocosme et microcosme: les archétypes célestes émanant de l’Âme universelle sont distribués par les sphères célestes par le biais de leur esprit (influx astral) et de leurs anges. Ces derniers sont distribués par analogie et s’incarnent dans une couleur et dans un métal dans le cadre d’un système cohérent.

69)

Origène, Contre Celse, trad. M. Borret (Paris, 1967), VI-22. M. Maïmonide, Le guide des égarés, trad. S. Munk (1979), 512. 71) T. Green, The City of the Moon God, Religious Traditions of Harran (Leyde, 1992). 70)

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Anna Caiozzo

Au Xe siècle, dans leur encyclopédie, les Rasa#il, les Iäwan al-Safa# dont on connaît le goût pour les doctrines néoplatoniciennes et les influences sabéennes, expliquent comment les différentes sphères agissent comme des transmetteurs des influx divins. Elles sont habitées par les anges au service des planètes portant un drapeau à leur couleur et revêtus d’habits colorés. Ainsi le Soleil roi des planètes, qui insuffle vie et âme à toute chose vivante, est servi par des anges qui portent des bijoux rouges72 et des tissus en soie jaune, et tiennent un drapeau jaune comme l’or.73 La Lune, dans son essence noire, emprunte la blancheur au Soleil, ou parfois son éclat jaune, et a pour couleur l’argent.74 Précédée par des anges arborant sa couleur, le blanc, elle diffuse les formes d’en haut dans le monde sublunaire par le biais du souffle des autres planètes.75 Saturne est servi par des anges malfaisants vêtus de noir, porteurs de mort, de tourment et de magie. Il patronne le plomb noir et toutes les choses sombres, obscures et effrayantes.76 Jupiter qui est bénéfique, porteur d’harmonie et d’équilibre et qui agit sur ce qui est beau, agréable et précieux (perles, cristal, verre) est associé à la couleur blanche qui indique dévotion, spiritualité et sainteté.77 Mars, astre maléfique qui symbolise l’action, la colère, la fierté, est précédé par des anges montés sur des chevaux rouges, exerce sa tutelle sur les métaux comme le fer utilisés pour la fabrication des armes.78 Vénus, bénéfique, qui procure plaisir et bonheur, veille au désir de renouvellement des générations, au goût de la vie et à la beauté aurait comme couleur le bleu.79 Mercure qui veille à la connaissance, à la science est servi par des anges au drapeau multicilore.80 La couleur et le métal sont donc porteurs des caractéristiques physiques et morales relatives aux qualités et défauts des planètes. On peut noter que dans les cieux la couleur de la planète est clairement identifiée par

72) Le Soleil patronne aussi le rubis, Y. Marquet, La philosophie des alchimistes et l’alchmimie des philosophes; Jabir ibn Hayyan et les frères de la Pureté (Paris, 1988), 28. 73) Marquet, Philosophie, 117. 74) Ibid., 36. 75) Ibid., 125–27. 76) Ibid., 118. 77) Ibid., 119–20. 78) Ibid., 120–21. 79) Ibid., 121–22. 80) Ibid., 122–23.

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les auteurs et que les couleurs renvoient sur terre à un ensemble de qualités et de valeurs. Les Iäwan al-Safa# furent de fervents continuateurs de la pensée des gnostiques sabéens qui vécurent en Haute Mésopotamie à Harran jusqu’à la destruction de la ville par les Mongols. Les Harraniens comptent parmi les dernières grandes sectes d’adorateurs des planètes du Proche-Orient médiéval. Leur culte aux planètes témoigne d’un syncrétisme accompli entre l’antique religion babylonienne, la religion grecque et les cultes des mages zoroastriens.81 Leur panthéon est un mélange des dieux gréco-romains (Saturne, Vénus, Arès), des dieux locaux proche-orientaux (Bal, Belit ou Baltha, Tammuz, Gad, seigneur de la Bonne Fortune82), des dieux babyloniens (Sin, Nabu ou Nabiq), mais aussi du zoroastrisme (le Temps, le Soleil ailé). La hiérarchie des dieux reste difficile à déterminer, mais le Soleil ne semble pas avoir la primauté par rapport à Bel-Jupiter, comme il est de coutume au ProcheOrient préislamique.83 Doctrines néoplatoniciennes et hermétiques marquèrent la ville et son Académie, dont al-Masudi nous assure avoir vu l’emplacement.84 Dès 215/830, le calife al-Ma#mun exigea leur conversion à l’islam,85 mais certains irréductibles poursuivirent secrètement leurs pratiques astrolâtres86 jusqu’à la destruction de la communauté ordonnée en 933 par le muhtasib de Bagdad. Pourtant les croyances perdurèrent jusqu’au XIe siècle et le dernier temple disparut en 1081. En 670/1270, les Mongols rasèrent la ville et déportèrent la population vers Mardin et Mossul. Les croyances et les pratiques relatives aux cultes astraux survécurent en partie grâce à certaines doctrines ismaéliennes (celle des Iäwan al-Safa#, par exemple) et furent connues grâce aux récits de chroniqueurs tels Ibn al-Nadim, al-Biruni ou al-Dimasˇqi.87

81)

Green, City. Ibn al-Nadim, The Fihrist of Ibn al-Nadim; A Tenth Century Survey of Muslim Culture, trad. B. Dodge (New York–Londres, 1970), II, 760–61. 83) Ibid., II, 754–71. 84) al-Masudi, Prairies, II, 535. 85) Ibn al-Nadim, Fihrist, II, 751. 86) Ibid., 752. C’est un chrétien, Abu Yusuf Is ˇ a al-Katii, qui raconte le récit, et Green, City, 121–23. 87) R. Dozy, M. J. de Goeje, «Mémoires posthumes de M. Dozy contenant de nouveaux documents pour l’étude de la religion des Harraniens», Actes du VIe congrès international des Orientalistes tenu à Leyde en 1883 (Leyde, 1885), 341–65; al-Dima sˇ qi, Manuel de la cosmographie du Moyen-Age (Nuhbat al-dahr fi Ag˘ a#ib 82)

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L’ouvrage de magie cérémonielle appelé le Songe du Sage ou Gayat alhakim,88 dont la rédaction daterait du XIe siècle, semble être un témoignage direct des pratiques cultuelles des Harraniens,89 il signale entre autres, les couleurs associées aux planètes. Pour prier Saturne il faut porter des vêtements noirs qui sont ceux des juifs quand ils prient.90 Pour prier Jupiter considéré comme le protecteur des chrétiens et des ermites, sa couleur est le blanc ou le jaune.91 Pour appeler Mars il faut revêtir des habits rouges, pour le Soleil des habits de soie jaune mêlée d’or;92 pour la Lune et Vénus des vêtements blancs;93 pour Mercure n’est mentionné que le métal de l’anneau en plomb porté par le desservant. A son tour le chroniqueur al-Dimasˇqi, dans sa Cosmographie, nous décrit les temples des planètes ainsi que les couleurs revêtues par leurs adeptes. Saturne est représenté par une idole de plomb comme un vieil Indien, et ses sectateurs, qui le prient le samedi, sont vêtus de noir;94 celui al-barr wa al-bahr), trad. F. Mehren (Copenhague, 1874), Saturne: «… une idole de plomb noir ou de pierre noire», 41; Jupiter: «… une idole d’étain ou de pierres …», 42; Mars: «… une idole de fer tenant un glaive d’une main et une tête par les cheveux …», 43; Soleil: «… une idole d’or ornée de perles …», 43; Vénus: «… une idole de cuivre rouge …», 44; Mercure: «… une idole en toute espèce de métaux et en porcelaine chinoise …», 45; Lune: «… une idole d’argent pur …», 46. Nous n’avons pas de description beaucoup plus précise de ces statues, à l’exception de la nature des métaux qui les composaient et que décrit également Maïmonide dans son évocation des pratiques sabéennes: «Ils élevèrent des statues aux planètes, des statues d’or au Soleil et des statues d’argent à la Lune, et ils distribuèrent les métaux et les climats aux planètes disant que telle planète est le bien de tel climat.» dans Maïmonide, Guide, 512. 88) D. Pingree, Picatrix: The Latin Version of Ghayat-al-Hakim (PseudoMa˘griti) (Londres, 1986). Voir surtout l’édition de la Gayat al-hakim d’après des textes arabes de H. Ritter et M. Plessner, Das Ziel des Weisen von Pseudo-Ma˘griti (Londres, 1962). 89) D. Pingree, «al-Tabari on the Prayers to the Planets», in B.E.O.: Islam et Sciences occultes, éd., P. Lory, A. Regourd, XLIV (Damas, 1993), 115; Pingree, Picatrix, 112–37, Ritter, Das Ziel, 213–37, descrition des rituels aux planètes par l’astrologue al-Tabari d’après le texte latin du Picatrix et d’après le texte arabe. 90) Pingree, «Tabari», 117. 91) Ibid., 119; Pingree, Picatrix, 119; Ritter, Das Ziel, 216–17; Shea, Troyer, Dabistan, 37; al-Biruni, Tafhim: The Book of Instruction in the Elements of the Art of Astrology, Written in Ghaznah on 1029 a. d., Reproduced from British Museum Ms. Or. 8349, trad. R. R. Wright (Londres, 1934), 240. 92) Pingree, Picatrix, 126; Ritter, Das Ziel, 222. 93) Ibid., 130; Ritter, Das Ziel, 236, 230. 94) Al-Dimas ˇ qi, Manuel, 41–42 et supra note 87.

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de Jupiter abrite une idole d’étain et il est construit en pierres vertes et ouvert le jeudi pour ses sectateurs habillés de vert;95 le temple de Mars, où trône son idole en fer, est décoré de rouge, et les vêtements des orants, le célébrant le mardi, le sont aussi;96 celui du Soleil, dont l’idole est d’or et de perles, est jaune or;97 le temple Vénus est paré de bleu, et son idole faite cuivre rouge;98 l’idole de Mercure en toute espèce de métaux remplie de vif argent,99 la Lune possède une idole d’argent pure adorée par des adeptes vêtus de blanc.100 Au XIIe siècle, une autre encyclopédie, le G˘ ami al-ulum de Faär alDin al-Razi, inspirée des croyances sabéennes, donne quelques indications sommaires sur la carnation des planètes: Mars de couleur jaune et rouge, Vénus au corps rouge …101 Dans l’encyclopédie persane, le Dabist an,102 l’auteur décrit un imaginaire Aätaristan, ou «pays des astres», au XIIe siècle, où se déroule un culte des planètes. Il fournit un descriptif de la couleur des idoles et des vêtements des sectateurs: Saturne dont l’idole est en pierre noire comme son temple et ses desservants, des Noirs et Abyssins vêtus de bleu; Jupiter est couleur la Terre et des serviteurs, sont vêtus de jaune et blanc; l’idole de Mars est en rouge comme la robe de ses serviteurs, celle du Soleil en or et ses ministres en robes jaunes et or; Vénus a un temple de marbre et cristal mais sa statue est celle d’un homme rouge et ses desservants sont parés de blanc; Mercure est figuré par une idole de pierre bleue, couleur dont sont vêtus ses serviteurs. La Lune enfin, est une idole de pierre verte, tenant une amulette en rubis et ses desservants sont vêtus en vert et blanc et portent des bijoux d’argent. Ces quelques descriptifs sont à comparer avec les indications apportées par les astrologues. 95)

Ibid., 42–43 et supra note 87. Ibid., 43 et supra note 87. 97) Ibid., 43–44 et supra note 87. 98) Ibid., 44–45 et supra note 87. 99) Ibid., 45 et supra note 87. 100) Ibid., 45–46 et supra note 87. 101) C. Vesel, «L’iconographie des planètes chez Fakhr al-Di al-Razi», Studia Iranica 14 (1985), 115–21. 102) Encyclopédie longtemps attribuée à Muhsin Fani, le Dabistan est une compilation datant du XVIIe siècle décrivant les religions pratiquées en Hindustan et dans le monde musulman depuis des époques fort anciennes. Voir J. Burgess. «The Planetary Iconography of the Sipasians according to the Dabistan», The Indian Antiquary 41 (1912), 99–103; Shea, Troter, Dabistan, 35–40; J. Horovitz, H. Massé, art. «Dabistan al-Madhahib», EI2, II, 75. 96)

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Les éléments fournis par les textes astrologiques Si Abu Masˇar aristotélicien par conviction, se ne préoccupe pas de la couleur des planètes, au XIe siècle l’astronome, astrologue, voyageur alBiruni nous décrit dans son Tafhim les couleurs associées aux planètes, les couleurs des vêtements de leurs adeptes et celles des minéraux associés. Saturne103 est associé à la couleur noire et au jaune sombre mais aussi au plomb, au cuivre, aux objets en fer; Jupiter104 donne sa préférence aux couleurs blanche, jaune, marron et à ceux habillés de blanc mais aussi tous les joyaux portés par les hommes, les diamants, les pierres blanches et jaunes; Mars105 à la couleur rouge, au cuivre, au fer; le Soleil106 choisit pour couleurs le jaune et le rouge mais aussi le lapis lazuli, le verre, le marbre, l’or, le souffre jaune; Vénus107 s’orne de blanc, de verdâtre et de rose mais aussi de magnésie, d’antimoine, d’or et d’argent, de perles et d’émeraudes; Mercure108 a pour couleur le bleu et les couleurs sombres, l’arsenic, l’ambre, les pierres vertes et jaunes, le cuivre, le vieil or, l’argent, le turquoise et enfin la Lune109 aux couleurs bleue et blanche qui règne sur le verre nabatéen, les pierres vertes (émeraude) les objets d’argent, les perles, le cristal.110 Enfin un texte astrologique indien datant du IIIe siècle ap. J.-C., le Yavanajataka de Sphujidhvaja, d’inspiration vraisemblablement grecque, mais qui parvint par le monde sassanide au monde arabo-persan111 précise les données suivantes: le Soleil a un corps comme de l’or pur, la Lune est blanche, Vénus est vêtue d’habits colorés et brillants, Jupiter est jaune comme l’ivoire et l’or, Mercure porte des vêtements verts, Mars au corps rouge et habillé de rouge, saturne est noir habillé de noir.112

103)

Al-Biruni, Tafhim, 240–41, 253–54. Ibid., 240, 253–54. 105) Ibid., 240, 243, 246, 253–54. 106) Ibid., 240–41, 246. 107) Ibid., 240, 243, 254. 108) Ibid., 241, 243. 109) Ibid., 241, 243. 110) Ibid., 243. 111) D. Pingree, The Yavanajataka of Sphujidvaja (Cambridge–Londres, 1978), D. Pingree, «Representation of the Planets in Indian Astrology», Indo-iranian Journal 8 (1966), 249–67. Il fut traduit au IXe siècle par Umar ibn Farruäan al-Tabari d’après une version sassanide. 112) Ibid., 256–57. 104)

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Sans entrer dans le domaine ontologique cher à Henry Corbin, le phénomène des couleurs est complexe. Les indications fournies par les données littéraires à vocation astrologique permettent certains recoupements. Les couleurs des planètes par exemple, ne sont pas nécessairement celles des vêtements associés à chacune d’elles. Il existe donc une distinction entre la couleur des sphères ou des auras des planètes, ainsi que Platon l’évoquait au Livre X de La République,113 et celle de leurs représentations, ou des vêtements des orants dans la Gayat al-hakim (Picatrix). Mercure par exemple dont l’astre est crédité de «bleu» ou de couleur sombre par al-Biruni, est symbolisé par des vêtements verts ou jaunes. On peut ainsi comparer les attributions de ces auteurs: al-Biruni, Tafhim, XIe s .vêtements

Gayat alHakim, XIe s., divers objets

bleu/blanc

Sphujidhvaja Yavananajataka vêtements

Dabistan, Sipasiens Aätaristan, XIIe s.

al-Dismasˇqi Cosmographie XIIIe s. vêtements

habits vert blancs anneau argent couleurs jaunes et rouges

argent

vert/habits blancs et vert

blanc

Mercure vif drapeau bleu et somargent multicolore bre habits changeant jaunes et verts

habits de bleu turscribe an- quoise neau plomb couleurs mélangées

vert

bleu vête- toutes les couments leurs bleus

Vénus drapeau cuivre vert bleu

blanc, rose, vert, habits jaunes et verts

habits blanc blancs anneau pierres précieuses couleur verte et jaune pâle

blanc

blanc vêtements blancs

bleu

Mars fer rougeâtre

rouge sombre vêtements rouges

habits rouge rouge anneau plomb Couleur rouge

rouge

rouge vêtements rouges

rouge

Couleurs des attributs

Iöwan alSafa#, Rasa#il, Xe s., drapeau

Lune métal drapeau : argent blanc brillant

drapeau rouge

al-Nizami,Haft Paykar, XIIe s., pavillons

113)

Platon, La République, Tome VIII, 2e partie, Livre X, trad. E. Chambry (Paris, 1934), 617. Le mythe d’Er le Pamphylien décrit la couleur des planètes, du blanc au rouge en passant par le jaune. Le mythe d’Er fonde la théorie platonicienne des âmes qui s’échappent des corps et gagnent les régions célestes de l’immortalité en passant successivement par les sept sphères.

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Soleil or jaune

drapeau jaune rouge anneau or or jaune rouge habits jaunes couleur jaune or et rouge

Jupiter bronze brun foncé

drapeau vert blanc

Saturne drapeau plomb noir noir

cuivre

or habits jaunes et or

jaune

vert

jaune, marron blanc, vêtements blancs et autres couleurs

habits jau- santal nes et manteau blanc anneau cristal couleur blanc et rouge

jaune ivoire

marron vêtements jaunes et blancs

noir, jaune sombre vêtements noirs

habits noirs noir anneau fer couleur noire

noir

noir (et noir vêtements bleus pour les serviteurs)

En tenant compte des indications ci-dessus et des teintes des robes des planètes dans les miniatures, on peut tirer quelques conclusions: même si le blanc est attribué à Jupiter, à la Lune ou à Vénus, on ne l’utilise pas en peinture (sauf de fa¸con exceptionnelle dans celles de la Äamsa), et donc d’autres couleurs associées à la planète sont mises en œuvre: Mercure et Jupiter se partagent la couleur verte ou bleue ou des teintes plus sombres, Mars annexe le rouge, Saturne est de carnation foncée (noire). En revanche, pour la Lune et le Soleil, seule compte la reconnaissance permise par la face couronnée ou le croissant, et dans le cas de Vénus, la plus grande liberté semble permise … ˘ abir ibn Hayyan, sur les Les alchimistes qui se sont penchés, comme G couleurs ont complexifié leur approche comme en témoigne le commen˘ aldaki au Xe taire du Livre des sept statues d’Apollonios de Tyane par al-G siècle: blancs sont la Lune, le Soleil et Vénus; rouges, Mars et le Soleil; noirs, Saturne et Mercure; jaunes, le Soleil, Mars et Jupiter; bleue et verte, Vénus.114 La simplification et l’unicité sont donc proscrites dans la complexe attribution de couleurs aux planètes. De ce fait, l’originalité d’un ouvrage et de ses miniatures, le Haft Paykar, s’impose car texte et images reflètent intentionnellement et bien plus que la plupart des autres miniatures, un respect pour une tradition dont al-Nizami seul connaît la source, et que nous devinons en partie.115 Al-Nizami écrit ses sept contes dans une complète logique des correspondances

114) 115)

Corbin, Alchimie, 94. Krotkoff, Colour, 95–118.

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hermétiques,116 et s’il utilise pour sa part le langage afin de diffuser cette conception ésotérique du monde, le poète étant d’après lui chargé de la mission de porter à l’humanité la connaissance du visible et de l’invisible,117 les peintres et miniaturistes lui demeurent fidèles dans cette mission. La quête ésotérique de Bahram Gur passe par sept pavillons qui chacun symbolise une contrée, diffuse un sentiment, une couleur … En fait, la plupart des couleurs évoquées sont celles des vêtements des sectateurs dans la Gayat al-Hakim (Picatrix). Al-Nizami a peut-être suivi la tradition harranienne de représentation des couleurs, à l’exception toutefois de la couleur de la robe de Mercure et de celles de Vénus et de la Lune pour lesquelles une ambiguïté subsiste: elles se partagent le vert et le blanc au hasard des invocations. Les correspondances sont par ailleurs, quasi parfaites entre les couleurs proposées par al-Nizami et les couleurs des sectateurs des planètes des Sipasiens décrite dans le Dabistan;118 on y précise que les prêtres de Jupiter sont vêtus de jaune et blanc, ceux de Mars en rouge, les prêtresses de Vénus en blanc, de la Lune en vert, les desservants de Mercure en bleu et ceux du Soleil en fils d’or.

Conclusion Si l’on considère l’ensemble du système des correspondances entre les jours de la semaine, la géographie astrologique, l’attribution des métaux, des qualités, des âges de la vie, des sentiments, on comprend relativement bien le sens des couleurs affectées à chacune des planètes par le miniaturiste, ou du moins celles que leur attribue la culture populaire en terre d’islam. Ainsi, Saturne, planète lointaine, sombre et sans éclat, re¸coit le noir qui est la couleur du plomb, métal associé, mais aussi celle des lieux sombres, souterrains et sinistres qu’il patronne. Jupiter, lui, est une planète bénéfique, et sa couleur varie du marron (santal) à celle du bronze; marron est la couleur de la robe des moines chrétiens qu’il protège; par ailleurs les objets verts lui sont dévolus, comme la couleur du Monde de l’Âme. 116)

Vesel, Réminiscences, note 1367. J. C. Bürgel, The Feather of Simurgh: The «Licit Magic» of the Arts in Medieval Islam (New York, 1988), 53–59. 118) Voir note supra 102. 117)

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Mercure est dans le même cas: de nature vif argent, ses couleurs sont variables, mais la couleur verte ou bleue lui revient en héritage, couleurs des vêtements de ses adeptes. Mars est unanimement rouge, couleur de l’éclat du sang, de la guerre, du fer rouillé et du monde de la nature; parfois la couleur or lui est attribuée. Le Soleil, roi des planètes, est attaché à la couleur flamboyante jaune que porte un noble métal, l’or. La Lune, blafarde, utilise le blanc, couleur du monde de l’Intelligence qu’elle partage avec la lumineuse Vénus, mais ses sectateurs portent aussi le vert qui est la couleur de la nature, de la génération et de la vie qu’elle patronne par son action sur les marées et la croissance du vivant. Vénus, la brillante, à qui est aussi parfois affectée la couleur bleue ou verte, car elle est associée au cuivre, voit de ce fait ses adeptes porter aussi le jaune et le vert. On peut observer que le blanc et le vert sont associés aux deux planètes qui symbolisent l’islam: Vénus patronne du vendredi, jour de la prière, et la Lune qui régit le calendrier du monde musulman. Notons à cet égard l’importance de la couleur verte que plusieurs planètes peuvent revêtir: Vénus, la Lune, mais aussi Jupiter et Mercure. Le vert, que l’on ne semble pas distinguer du bleu,119 est au centre des conceptions de la cosmologie et de la pensée religieuse islamique: vert est le manteau du prophète, vert est le monde de l’Âme ou malakut, vert l’un des piliers du Trône, vert est l’arbre de vie du paradis ou sidrat-al-muntaha et vert est mont le Kaf. C’est la couleur par excellence qu’affectionne la cosmologie islamique et ses composantes les plus précieuses.120 Pouvons-nous enfin comprendre comment se fit l’attribution des couleurs aux planètes, même si nos réflexions n’ont pas principalement porté sur l’essence même de la couleur, objet de bien des théories (celle des mutazilites par exemple), et de bien des polémiques? La réponse demeure mal aisée: tout un ensemble de facteurs demandent à être pris en compte: – d’une part, les couleurs dites naturelles des planètes émanant des lumières que les corps célestes émettent (opacité de Saturne, brillant

119)

Corbin, Temple, note 16, 36–37. Les anciens arabes n’auraient distingué que trois domaines de couleurs: bleu-vert; rouge brun et jaune brun comme Aristote dans les Météores. 120) B. Scarcia Amoretti, «Lunar Green and Solar Green: On the Ambiguity of a Colour in Islam», Acta Orientalia 33 (1979), 337–43, 339–40.

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comme Vénus, éclatant comme Jupiter, doré comme le Soleil, rougeoyant comme Mars et blafard comme la Lune); – d’autre part, la piste des quatre éléments qui conditionnent la matérialisation de la couleur, en fonction des qualités propres à chacune des planètes. Ces quatre éléments prennent vie dans les métaux patronnés par les planètes, et dont les couleurs ne sont pas sans rappeler celles qu’elles portent de fa¸con habituelle, avec quelques différences liées à l’appréciation de la couleur du métal: ainsi Vénus associée au cuivre habituellement rose-orangé, mais vert dès qu’il s’oxyde, ou Mars au fer qui brille quand il est poli, mais devient rouge une fois rouillé; de même l’étain poli et brillant, métal de Jupiter, est proche de la couleur terre ou «santal»; la Lune «d’argent» devient sombre quand le métal s’oxyde, etc. Par ailleurs, si la couleur des planètes est en général celle des vêtements de leurs sectateurs, d’autres éléments peuvent être retenus: la Lune de couleur verte, a sous sa tutelle des pierres précieuses de couleur blanche; Vénus de couleur blanche, patronne les joyaux de multiples couleurs; Mercure de couleur vert turquoise veille sur les gens habillés de jaune et vert et sur les pierres précieuses vertes et jaunes; Jupiter dont les couleurs sont jaune et marron protège ceux qui sont vêtus de blanc, mais lui-même revêt des robes de diverses couleurs et contrôle les pierres blanches et jaunes; etc. Tous ces éléments conjugués peuvent expliquer les différences dans les couleurs dont on pare leur tenue dans les miniatures. Les variations peuvent aussi dépendre des aires culturelles concernées: ainsi, dans le monde iranien, les peintres, peut-être familiarisés avec les idéologies shiites, rendent-ils la palette plus sensible à l’origine des cieux mystiques. Pour conclure, la diversité de la gamme peut s’interpréter de plusieurs fa¸cons, elle peut renvoyer aux degrés et aux couleurs des cieux traversés par le Prophète (et dont les couleurs divergent selon les récits retenus); elle peut renvoyer aux grandes distributions dont hérite al-Nizami qui relèvent pour une part des couleurs issue de l’astrologie hellénistique, et d’autre part des influences hermétiques et alchimiques (sabéennes par exemple), perceptibles dans toute la magie astrale médiévale procheorientale. Dans les miniatures, la couleur des planètes n’est pas toujours celle de leurs archétypes divins, mais la vocation de l’image, d’abord astrologique ou magique, est avant tout guidée par le principe des analogies portant sur un grand nombre d’éléments colorés, et permettant au peintre de diversifier au mieux sa palette.

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Princesse indienne

Nizami, Haft Paykar, XIIe siècle

Princesse chi- Princesse bynoise zantine

Babylone, Arabie, Hijaz, villes de Mésopotamie, Est de la Chine climat 3

Inde, Zanzibar, Abyssinie, Egypte, Ethiopie, Yémen, Arabie, Nabatéens climat 1

al-Biruni, Tafhim, XIe siècle La Mecque, Médine, Iraq, Dilan, Qilan, Tabaristan climat 2

Climat Mars

Climat Vénus

Princesse slave

Mossul, Azerbaïdjan, villes de Qumm, Rayy, Hamadhan, Merv climat 4

lieux peu habités, Russie, Slavonie, l#Ouest climat 6

Climat Lune

Turcs de l#Est Berbérie, France, Espagne climat 6

Princesse tartare (turque)

Syrie, Grèce, Slavonie, Nord Ouest des pays, Russie climat 7

Egypte, Ifri- Syrie, Rum, qiya, BerbéQazira, climat rie, Espagne 5 et pays voisins climat 4

Est de la Chine, Pékin, Mésopotamie jusqu#à l#Inde climat 6

Climat Mercure

Princesse per- Princesse sane maghrébine,

Hijaz, Jérusalem, Mt. Liban, Arménie, du Äurasan à la Chine climat 5

Turcs, Khazars, La Mecque, Daylam, Slaves cli- Médine, Yémat 6 men climat 3

Hindustan, France, Espagne, Tures de l#Est, Arabie, Abys- Constantinople cli- Gog et Magog sinie, Maroc, mat 4 climat 5 villes de Chine climat 3

Sind, Inde, Babylone, Chine, Daypays des Fars, Susiane, bul, climat 7 Noirs climat 2 Mossul, Médie climat 1

Chine, Tibet climat 2

l#Ouest de la Chine, Yénen climat 1

Abu Masˇar, Madäal, IXe, siècle

climat Soleil

Masudi, Muruˇg, Xe siècle

climat Jupiter

climat Saturne

Climats Planète

Annexe La climats sous la tutelle des plantès

302 Anna Caiozzo

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